1. Introduction : Plantons le décor
  2. Outils d'émancipation ou d'aliénation ?
  3. Mon approche de la recherche
  4. Apprendre de nos échecs : Les leçons de FairCoop
  5. Introduction au Deep Adaptation Forum (DAF)
  6. Le Diversity & Decolonising Circle
  7. L'équipe de recherche
  8. Le paysage du DAF : Cultiver la relationnalité
  9. Considérer le DAF d'un point de vue décolonial
  10. Le changement collectif radical

Ma méthode de recherche

(un résumé)

Comme je l'explique dans mon résumé introductif, la question de recherche que j'ai décidé d'explorer était la suivante : « Comment les réseaux en ligne peuvent-ils permettre un changement collectif radical grâce à l'apprentissage social? ».

Par ces résumés, je donne un aperçu des conclusions auxquelles j'ai abouti, au cours de cette recherche. Mais d'abord, il faut aussi que j'en dise plus sur la méthode que j'ai adopté. En effet, dans tout voyage, ce qui importe est moins l'on va, mais surtout comment on y va, et l'état d'esprit dans lequel on interagit avec les personnes et situations que le voyage place sur son chemin.

Je vais donc clarifier l'approche et la perspective que j'ai adoptées pour le temps de ce voyage.

D'où est-ce que je m'exprime ?

Tout d'abord, je crois fermement que mes recherches doivent s'effectuer en pleine connaissance et reconnaissance d'où je parle et j'écoute, en tant qu'être humain. En effet, comme tout le monde, je suis pris dans des hiérarchies sociales et des relations de pouvoir qui façonnent ma perception du monde et la façon dont je suis perçu lorsque je m'exprime. En particulier, il est indéniable qu'en tant qu'étudiant doctorant, je m'engage dans le monde depuis une position privilégiée en tant que représentant d'une institution dominante, qui s'efforce de reproduire l'ordre social existant : l'université. Je ne peux donc pas m'attendre à ce que les non-universitaires ignorent ce bagage : par exemple, ce que je peux dire ou écrire - comme ce texte par exemple - peut avoir plus de poids dans votre esprit, en tant que lecteur·ice, simplement parce que j'ai eu accès à de nombreuses années de formation postuniversitaire.

Outre ces qualifications, je suis également un homme blanc, hétérosexuel, cisgenre, valide, trentenaire et de classe moyenne ; j'ai grandi en parlant le français et l'anglais, et je possède des passeports émis par deux puissants États d'Europe occidentale. Non seulement ces diverses dimensions de mon identité me donnent le confort de ne jamais être la cible d'agressions ou de discriminations racistes, sexistes, ou homophobes, ou encore à du travail forcé dans ma vie quotidienne ; mais surtout, elles me placent tout près du sommet de la pyramide mondiale des privilèges. Les 0,001 % de personnes qui exercent le plus de pouvoir sur notre planète ont tendance à me ressembler beaucoup (peut-être sont-ils et elles juste un peu plus âgé·e·s !), et ont un bagage culturel largement similaire au mien. Ils et elles façonnent les institutions mondiales, les politiques publiques, et le discours dominant à partir de ce point de vue extrêmement restreint, tout en buvant des martinis avec leurs ami·e·s qui appartiennent au même club.

Ce serait une grave erreur pour moi de ne pas me rappeler comment ma perspective est conditionnée par ma position sociale, et comment cette position affecte la façon dont les gens me voient et m'entendent. En outre, je considère également qu'il est d'autant plus nécessaire pour moi de me rappeler pourquoi une telle position socio-culturelle est devenue si dominante dans le monde - et donc, d'examiner attentivement l'histoire de l'injustice et de la violence systémiques qui ont créé cet état de choses. Je reviendrai sur ce sujet plus en détail dans mon résumé du chapitre 6. Pour l'instant, disons que j'ai mené ma recherche avec l'intention de garder ces vérités difficiles à l'esprit, et de mener une réflexion critique permanente sur ma propre pratique, mes présupposés, et mes croyances... d'autant plus que mon intention est précisément de trouver des moyens de transformer cet ordre social profondément injuste et inégalitaire !

Un apprenti militant-chercheur

Je me considère comme un apprenti activiste-chercheur. Bien que les deux parties de cette identité me semblent encore assez nouvelles, ou comme autant de costumes dans lesquels je ne me sens pas encore totalement à l'aise, ces termes sont probablement ceux qui traduisent le mieux mon intention : celle de mener des recherches de manière rigoureuse, afin d'aider à provoquer un changement social et politique positif (ou génératif).

Je me suis lancé dans ce projet de recherche avec l'intention de contribuer à la création de connaissances pratiques sur les formes radicales de changement collectif dans le contexte des réseaux en ligne et des communautés qu'ils soutiennent. Je souhaite que le contenu de cette thèse et les autres résultats de cette recherche soient d'une utilité pratique pour quiconque souhaite aborder les questions fondamentales de notre époque, et remettre en question l'ordre social actuel.

C'est pourquoi cette recherche peut être considérée comme une tentative de produire des connaissances qui donnent la priorité à la pertinence de la recherche pour les mouvements sociaux eux-mêmes (movement-relevant theory). En tant que chercheur, je ne prétends pas en savoir plus que les militant·e·s/activistes profondément impliqué·e·s dans leur pratique et qui en tirent des enseignements, ni être mieux à même de générer des théories utiles. Cependant, j'espère aider et mettre en valeur l'apprentissage continu qui a lieu dans les groupes préfiguratifs et les mouvements sociaux, en donnant de mon temps et faisant usage de mon accès à la littérature scientifique potentiellement utile, et en aidant à produire une recherche qui peut être utile à celles et ceux qui recherchent le changement social. Cela n'implique pas une position non critique à l'égard des hypothèses ou des pratiques de ces groupes, cependant : les résultats qui ne correspondent pas à leurs attentes peuvent les aider à mieux servir leur cause. Je cherche à adopter la position de l'« intellectuel·le radical·e » théorisée par l'anthropologue anarchiste David Graeber, et qui consiste à

observer celles et ceux qui créent des alternatives viables, essayer de comprendre quelles pourraient être les implications plus larges de ce que ces personnes font (déjà), puis offrir ces idées en retour, non pas comme des prescriptions, mais comme des contributions, des possibilités, des cadeaux.

Désordre et émergence

Je tiens également à souligner la nature non linéaire et mycélienne de ce projet de recherche.

Compte tenu de l'énormité et l'extrême complexité de la crise socio-écologique mondiale, et les difficultés d'y apporter la moindre solution, je n'ai pas souhaité rester attaché à une théorie particulière au cours de mon travail. Au contraire, j'ai adopté une approche ouverte, émergente et flexible qui me permettrait de mener des expériences d'apprentissage social, et de continuer à réfléchir à leurs résultats. Cela m'a conduit à utiliser la recherche-action (voir ci-dessous), et à m'appuyer sur des métaphores structurantes (Chapitre 5, Chapitre 6) pour rendre compte de l'évolution de ma perspective.

Par conséquent, ma recherche m'a conduit à explorer une variété de champs de connaissances et de méthodologies, à emprunter de multiples pistes, et à rassembler des perspectives contradictoires et diverses. Tel un champignon, ce projet participatif s'est nourri d'une variété de substances plus ou moins nutritives, et a formé un ensemble anarchique qui peut sembler plutôt « désordonné » et difficile à délimiter.

Ce que j'ai découvert, comme d'autres adeptes de la recherche-action avant moi, c'est que ce « désordre » (messiness) m'a donné la liberté de créer de multiples formes de connaissances, et pas seulement les connaissances académiques écrites et standard qui finissent généralement dans une thèse. Par exemple, John Heron et Peter Reason affirment que chacun·e peut interagir avec le monde et soi-même au travers de d'au moins quatre différents types de connaissances :

  • expérientielle - une forme de connaissance qu'on acquiert par l'empathie et l'expérience présente ;
  • présentationnelle - une forme de construction de la connaissance exprimée par des formes d'art graphiques, plastiques, musicales, verbales, et le mouvement ;
  • propositionnelle - une connaissance exprimée sous la forme d'un langage formel, comme dans les textes académiques ; et
  • les connaissances pratiques (la capacité de changer les choses par l'action).

Bien que ma thèse mette l'accent sur la connaissance propositionnelle, je pense qu'elle contient également des pépites de chaque autre forme de connaissance de cette liste. Mon parcours a été enrichi par cet éventail plus large et plus désordonné de possibilités, qui m'a peut-être aussi permis de voyager plus profondément dans le domaine difficile et déroutant du changement social.

Le désordre et l'émergence que j'ai embrassés au cœur de ce processus m'ont également permis d'être profondément changé et reconfiguré par cette enquête - y compris sur la façon dont j'ai défini et abordé la notion même de changement collectif radical. Par exemple, j'ai commencé par chercher comment les réseaux et les communautés en ligne pouvaient permettre à leurs participants d'en apprendre davantage sur des questions sociales importantes et de prendre des mesures pour les résoudre. Mais en fin de compte, mon enquête m'a amenée à accorder une attention beaucoup plus grande aux façons de savoir et aux façons d'être qui conditionnent la manière dont on perçoit les questions qui doivent être abordées, y compris notre implication dans ces questions - et à considérer le désapprentissage qui doit se produire pour que des formes radicales de changement puissent émerger. Ce processus critique a mis en évidence la pertinence d'une approche décoloniale du changement social. Les chapitres 4 et 5, et 6 de ma thèse reflètent ces trois différentes étapes de mon parcours.

La recherche-action

Dans ce voyage, le « moyen de transport » que j'ai adopté a été la recherche-action (RA). Elle a été le principal véhicule qui m'a fait avancer, et a fonctionné comme un laboratoire itinérant me permettant de mener à bien diverses expériences dans différents endroits.

Assez tôt dans ma recherche, j'ai déjà écrit un article de blog (en anglais) sur la RA ; je vais donc seulement en dire quelques mots ici.

Tout d'abord, la RA est une approche de l'enquête basée sur l'action expérimentale : il s'agit de générer des connaissances (recherche), tout en cherchant à obtenir un changement positif (action). Elle fonctionne comme un cycle d'essais et d'erreurs : on fait quelque chose, on observe les résultats, on réfléchit aux résultats, on décide des prochaines étapes - et un nouveau cycle commence : on fait quelque chose, on observe, on réfléchit à nouveau, etc. La meilleure façon de procéder est d'adopter une approche holistique, en examinant comment l'expérience crée un changement dans les relations et dans ce que je/nous percevons et ressentons - par le biais de toutes nos facultés et de tous nos sens - au lieu de s'en remettre uniquement à l'intellect. Ce cycle d'action et de réflexion fait de la RA un processus émergent, qui convient bien aux enquêtes qui exigent de la souplesse et une réflexion critique, comme ce fut mon cas.

La RA, telle que je la conçois, tend également à être participative : il s'agit de considérer que tous les humains et autres qu'humains sont interconnectés, qu'ils et elles ne vivent pas le monde de manière isolée et que, par conséquent, la création de connaissances ou de changements sociaux ne devrait pas être l'affaire d'un·e chercheur·se solitaire. Collaborer avec d'autres personnes dans ce processus permet également d'obtenir des informations beaucoup plus riches et diversifiées, comme je l'ai découvert lors de ma collaboration fructueuse avec ma collègue Wendy Freeman dans le cadre du Deep Adaptation Forum (Chapitre 5).

Cela doit se faire de la manière la plus démocratique possible, car la RA vise explicitement à créer un changement social émancipateur et à perturber les relations de pouvoir existantes. La collaboration et/ou la co-création doivent donc se faire sur un pied d'égalité. Dans la pratique, cela n'est pas facile en raison de la diversité des positions sociales et des privilèges des personnes - et c'est particulièrement le cas lorsqu'un·e chercheur·se universitaire comme moi collabore avec des personnes qui ne font pas officiellement partie d'un organisme de recherche, en raison des inégalités de pouvoir qui en découlent. Mais l'intention de favoriser des relations mutuellement honnêtes, respectueuses et responsables tout au long de ce processus est essentielle.

Dans ce résumé, j'ai présenté l'approche générale et la méthode que j'ai adoptées pour ce projet de recherche. Si vous êtes un·e mordu·e de méthodologie, je vous invite à consulter le Chapitre 3, ainsi que les Annexes 3.2 et 3.3 pour un compte rendu complet de mon processus de recherche. Je suppose que ces détails sont un peu trop nombreux pour la plupart des lecteur·ice·s, c'est pourquoi, dans cette série de résumés, je n'évoquerai les points de méthodologie que lorsqu'ils me paraîtront importants pour ce que je partage ici.

De même, je n'écrirai pas de résumé sur la façon dont ma recherche s'inscrit dans la littérature scientifique existante sur l'apprentissage informel, l'apprentissage social, les communautés préfiguratives, les communautés de pratique, et les études décoloniales. Pour en savoir plus, allez donc faire un tour au niveau du Chapitre 2 de ma thèse.