1. Introduction : Plantons le décor
  2. Outils d'émancipation ou d'aliénation ?
  3. Mon approche de la recherche
  4. Apprendre de nos échecs : Les leçons de FairCoop
  5. Introduction au Deep Adaptation Forum (DAF)
  6. Le Diversity & Decolonising Circle
  7. L'équipe de recherche
  8. Le paysage du DAF : Cultiver la relationnalité
  9. Considérer le DAF d'un point de vue décolonial
  10. Le changement collectif radical

Le Deep Adaptation Forum : Introduction

(un résumé)

Je vais maintenant (tenter de) résumer les principaux résultats de recherche concernant la deuxième communauté en ligne sur laquelle je me suis concentré - le Deep Adaptation Forum (DAF). Cette tâche me semble beaucoup plus ardue que pour FairCoop (FC). D'une part, le processus de recherche a été beaucoup plus long (il a duré principalement d'avril 2020 à avril 2022). D'autre part, contrairement à FC, j'étais beaucoup plus impliqué dans DAF, en tant que membre de l'équipe centrale (core team) - ce qui m'a permis d'accéder facilement aux personnes et de recueillir de nombreuses données intéressantes. Cela a également été facilité par le fait que les personnes à qui je parlais étaient plus détendues, étant donné que cette communauté n'était pas en proie à un conflit de grande échelle. Enfin, cette recherche était plus participative, et j'ai eu la chance de former une équipe avec ma co-chercheuse Wendy Freeman, une autre participante très active de ce réseau. Pour toutes ces raisons, j'ai une montagne de choses à dire sur DAF (c'est pourquoi il y a tant d'annexes jointes au Chapitre 5 de ma thèse).

Pour que ce résumé (et les suivants) soit concis et lisible, je me concentrerai sur les points qui me semblent les plus importants. Tout d'abord, plantons un peu le décor.

Deep Adaptation et le Deep Adaptation Forum

En juillet 2018, le professeur Jem Bendell a publié un article académique sur le blog du département IFLAS de l'Université de Cumbria (Royaume-uni), où il enseignait. L'article était intitulé « Deep Adaptation: A map for navigating climate tragedy » (traduction en français disponible ici). Son principal argument est que l'effondrement de la civilisation mondiale est inévitable et qu'il pourrait se produire au cours de la prochaine décennie, en raison des effets catastrophiques du changement climatique. Dans un article postérieur, Bendell définit l'effondrement social (ou sociétal) comme « une disparition, à un rythme inégal, des moyens fournissant de quoi manger, s'abriter, être en sécurité, se divertir, et construire son identité et sa raison d’être au sein des sociétés industrielles de consommation. » (« an uneven ending of our normal modes of sustenance, security, pleasure, identity, meaning, and hope. »)

Sur la base de cette évaluation, Bendell propose un « programme d'adaptation radicale » (deep adaptation agenda), reposant sur des réductions agressives des émissions de gaz à effet de serre et des efforts de réduction (atténuation) couplés à des tentatives personnelles et collectives d'adaptation aux changements à venir, basées sur la compassion, la curiosité et le respect. Dans l'article fondateur de Bendell et dans d'autres articles, la notion de Deep Adaptation (traduite par « Adaptation radicale » - AR - au sein de la communauté francophone) est présentée comme « un programme et un cadre pour répondre à l'effondrement potentiel, probable ou inévitable des sociétés industrielles de consommation, en raison des impacts directs et indirects du changement climatique et de la dégradation de l'environnement causés par l'être humain ». Elle « décrit les réponses intérieures et extérieures, personnelles et collectives, à l'anticipation ou à l'expérience de l'effondrement de la société, aggravé par les impacts directs ou indirects du changement climatique ».

De manière surprenante pour ce type de travail, le document auto-publié devient rapidement viral. En quelques mois, il est téléchargé plusieurs centaines de milliers de fois. Sa notoriété s'est encore accrue lorsque l'approche de l'AR a été publiquement approuvée par des personnalités du mouvement Extinction Rebellion, et fait l'objet d'articles dans plusieurs grands médias, tels que la BBC, le New York Times, ou Vice. Plus récemment, il a aussi été présenté dans GQ (voir aussi le livre Adaptation radicale publié en français par Les Liens qui Libèrent.)

Fin 2018, un donateur privé a approché le professeur Bendell, lui proposant un soutien financier pour lancer une initiative visant à créer un impact à grande échelle sur la base des idées présentées dans le document. Bendell a accepté, à la condition que le sponsor n'ait aucune autorité dans la conception de ladite initiative. Après avoir obtenu cet accord, il a invité plusieurs collaborateur·ice·s proches à former une équipe centrale qui aiderait à gérer ce projet : le Deep Adaptation Forum (DAF). J'étais l'une de ces personnes, en raison de ma collaboration de recherche antérieure avec Jem Bendell.

(voir ici pour plus d'informations sur Jem Bendell ; ici pour les 4 "R" qui sous-tendent le programme de l'AR ; et cet article de blog décrivant l'éthique DA/AR.)

Le forum : qu’es aquò ?

Pour le dire simplement, DAF est le nom qui en est venu à désigner les diverses plateformes et initiatives en ligne initialement établies et gérées sous la direction du Prof Bendell et/ou de l'équipe centrale du DAF, depuis mars 2019, pour faciliter la discussion et l'action orientés vers l'AR, conformément à l'éthique mise en avant pour cela. À l'origine, ces initiatives étaient davantage axées sur l'initiation de conversations sur l'AR au sein des champs d'activité professionnels, mais elles ont progressivement élargi leur champ d'action pour inclure de nombreux autres sujets et dimensions, notamment les questions émotionnelles, psychologiques, spirituelles ou de justice sociale (voir l'Annexe 5.4 de ma thèse pour plus de détails).

Le site web du DAF présente actuellement le réseau de la manière suivante:

« Le Deep Adaptation Forum (DAF) propose des événements gratuits et des plateformes en ligne pour les personnes qui recherchent et créent des communautés de soutien pour faire face à la réalité de la crise climatique. La mission du DAF est "d'incarner et de permettre des réponses aimantes à notre situation difficile". Cette situation fait référence à l'effondrement de la société, résultant principalement de l'urgence climatique et d'autres crises mondiales telles que la perte de biodiversité et la dégradation des sols. »

Le DAF a également été décrit comme « un ensemble de plateformes de communication qui permettent aux personnes conscientes de l'effondrement de se connecter au niveau international, d'échanger des informations et de prendre des mesures positives » et comme « un réseau intentionnel et auto-organisé (et une communauté associée) comprenant des plateformes, des personnes, des contenus et des événements pour l'apprentissage, le soutien mutuel et l'action ». En novembre 2022, le DAF rassemblait entre 15 000 et 17 000 participant·e·s, en grande partie anglophones et vivant en Amérique du Nord, en Europe occidentale et en Océanie. En outre, plus de 16 000 personnes, pour la plupart non anglophones, participaient aux activités de groupes affiliés au DAF, tels l'association Adaptation radicale francophone.

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Le réseau du DAF, vers novembre 2022. NB : ce graphique n'est plus une représentation fidèle du réseau, en raison des changements de son modèle de gouvernance intervenus au premier semestre 2023. Voir ici pour plus de détails.

C'est après avoir participé au DAF pendant environ un an que j'ai décidé de l'inclure dans ma recherche. Une raison importante était que ce réseau prend comme point de départ la nécessité de remettre en question tout ce que nous pensons savoir sur la façon dont la société devrait fonctionner - et met donc l'accent sur l'apprentissage collectif et la pensée critique, afin de ne pas reproduire les erreurs qui conduisent à l'effondrement social et écologique. Cela me semblait déjà étroitement lié à l'objectif de ma recherche. En outre, j'ai découvert grâce au DAF que le changement collectif radical, ce concept assez flou, pouvait être abordé d'une manière très différente de celle de FairCoop, par exemple : comme des changements profonds au niveau relationnel - entre les humains, et entre les humains et le reste du monde vivant. Cela m'a semblé fascinant, et c'est devenu un élément central de ma propre compréhension du changement social. Je reviens plus loin sur cette perspective relationnelle.

Dans quelle mesure les formes d'apprentissage social/collectif qui se déroulent au sein du DAF m'ont-elles semblé pertinentes par rapport au thème du changement collectif radical ?

Graines, terreau, et semeur·se·s

Qu'est-ce que l'apprentissage social ?

Mon approche de l'apprentissage social (social learning) est fortement influencée par les théories et les pratiques développées par Etienne et Beverly Wenger-Trayner. Ils se concentrent sur l'apprentissage « dans ses dimensions sociales », plutôt qu'en tant que processus biologique, cognitif, psychologique ou historique : « C'est une perspective qui situe l'apprentissage, non pas dans la tête ou à l'extérieur de celle-ci, mais dans la relation entre la personne et le monde ; pour les êtres humains, il s'agit d'une personne sociale dans un monde social. »

Donc, de ce point de vue, l'apprentissage n'est pas quelque chose qui se produit uniquement dans des cadres formels - par exemple à l'école - mais c'est en fait l'ensemble des structures sociales et des relations que nous créons jour après jour, lorsque nous participons à des activités sociales telles que des conversations ou des réflexions, entrelacées avec la production de concepts, d'histoires, de méthodes, de documents, d'œuvres d'art, etc. Au fil du temps, ces processus créent une histoire sociale d'apprentissage qui combine des aspects individuels et collectifs, donnant naissance à des communautés de pratique - c'est-à-dire des « groupes de personnes qui partagent une préoccupation ou une passion pour quelque chose qu'elles font, et qui apprennent à mieux le faire en interagissant régulièrement. » Par exemple, imaginez un groupe de parents dont les enfants sont autistes. Ces parents se réunissent de temps en temps autour d'un repas et discutent des joies et difficultés qu'ils rencontrent. À un moment donné, ils et elles décident de co-créer un blog pour partager leur expérience : ce groupe pourrait être considéré comme une communauté de pratique.

Étienne et Bev ont aussi proposé la notion d'espaces d'apprentissage social (social learning spaces), que je trouve également très utile. Il s'agit d'une expérience sociale plus informelle, dans laquelle les gens souhaitent faire une différence dans leur vie, pour les autres ou pour le monde en général ; participent avec toute leur incertitude (pas en tant que personnes enseignant aux autres ce qu'il faut faire) ; et prêtent attention aux réponses et aux retours qu'ils reçoivent à tout ce qu'ils font ou disent, afin de mieux accomplir ce qu'ils essaient de faire. Par exemple, imaginons deux des mères ou pères mentionné·e·s ci-dessus qui se rencontrent pour la première fois, apprennent que leurs enfants sont tous·tes deux autistes, et décident de prendre un café pour discuter de leur expérience commune. La conversation est très stimulante et donne à chacun·e de nouvelles idées sur la manière d'élever leurs enfants (cette conversation crée de la valeur pour eux). Cette discussion est donc un espace d'apprentissage social. L'amitié et l'apprentissage qui en découlent les inciteront éventuellement à lancer des dîners réguliers entre familles !

(Cet ebook gratuit, que les Wenger-Trayners viennent de publier, est un très bon résumé de leur approche et de leur théorie, et contient de nombreux conseils pratiques pour aider les gens à apprendre davantage les uns des autres au sein de tout type d'organisation)

J'aime beaucoup cette façon d'aborder le sujet, parce qu'elle m'aide à faire un « gros plan » sur le changement continu qui se produit chez n'importe qui, n'importe où, au fil de notre vie quotidienne et de nos interactions avec d'autres personnes. Et peut-être que certains de ces changements personnels peuvent être si puissants qu'ils se répercutent et entraînent des formes inattendues et radicales de changement collectif ?

Comment étudier tout cela ?

Dans quelle mesure l'apprentissage (et le désapprentissage) social qui a lieu dans le cadre du DAF peut-il être considéré comme pertinent, en termes du changement collectif radical requis pour faire face à nos problèmes inextricables au niveau mondial ?

Pour explorer cette question, ma co-chercheuse Wendy et moi-même avons demandé à une quarantaine de participants (dont nous-mêmes !) de nous raconter leurs histoires personnelles d'apprentissage et de changement qui se sont produites dans nos vies grâce au réseau. Nombre de ces récits ont été publiés - avec le consentement des personnes concernées - en tant que « chemins d'apprentissage » sur le blog que nous avons créé. Nous avons également diffusé 6 questionnaires dans le réseau, et organisé deux éditions du Conscious Learning Festival, au cours desquelles nous avons encouragé tou·e·s les participant·e·s au DAF à partager leurs histoires et à créer des espaces d'apprentissage collectif.

En raison de la quantité de données à analyser, j'ai trouvé qu'il était plus logique de regrouper et d'analyser ces résultats en trois grandes sections :

  1. Le cercle de la diversité et de la décolonisation ;
  2. L'équipe de recherche (Wendy et moi);
  3. DAF dans son ensemble.

Les deux premières sections concernent des groupes qui peuvent être considérés comme des communautés de pratique, tandis que la troisième porte davantage sur un paysage de pratique (landscape of practice), rassemblant diverses communautés de pratique et espaces d'apprentissage social au sein du Deep Adaptation Forum.

Il y a beaucoup à dire sur chacune de ces études de cas, c'est pourquoi je consacrerai un article de blog à chacune d'entre elles. Tout d'abord, quelques mots sur la manière dont je vais présenter les résultats. J'ai décidé d'utiliser une métaphore maraîchaire, et de trouver des réponses aux questions suivantes :

  1. Quels sont les principaux « graines de changement » cultivées dans les espaces d'apprentissage social du DAF ? Il s'agit là des formes d'apprentissage social qui semblent les plus pertinentes pour les participant·e·s au DAF, compte tenu de la situation planétaire catastrophique.
  2. Quelles sont les conditions - ou le « terreau » - qui permettent à ces changements de se produire ou qui les empêchent de se produire ? Il s'agit des conditions sociales et matérielles qui peuvent aider ces graines à pousser.
  3. Qui sont les « semeur·se·s » qui contribuent à nourrir le terreau et à semer les graines, et quelles formes de leadership mettent-ils en œuvre pour ce faire ? Cette question attire l'attention sur les personnes qui exercent les formes les plus claires de leadership en créant les conditions nécessaires à l'approfondissement de l'apprentissage social, au sein d'un espace d'apprentissage donné et au-delà.

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Graines, terreau et semeurs. D'après Vincent Van Gogh, « Le semeur au coucher du soleil » - Arles, juin 1888. Source de l'image : Wikimedia

Dans le prochain résumé, j'examinerai les graines, le terreau et les semeurs qui se sont manifestés dans le Cercle de la diversité et de la décolonisation du DAF.