- Introduction : Plantons le décor
- Outils d'émancipation ou d'aliénation ?
- Mon approche de la recherche
- Apprendre de nos échecs : Les leçons de FairCoop
- Introduction au Deep Adaptation Forum (DAF)
- Le Diversity & Decolonising Circle
- L'équipe de recherche
- Le paysage du DAF : Cultiver la relationnalité
- Considérer le DAF d'un point de vue décolonial
- Le changement collectif radical
Vers des changements collectifs radicaux
(un résumé)
Dans les résumés précédents, j'ai abordé divers aspects des deux études de cas que j'ai examinées dans le cadre de cette recherche - FairCoop et le Deep Adaptation Forum. J'ai souligné certaines choses intéressantes que l'on peut apprendre de chacune d'entre elles, en ce qui concerne leurs succès et leurs lacunes, ainsi que les formes d'apprentissage social qui semblent avoir eu lieu au sein de ces communautés en ligne.
Toutefois, les lecteur·ice·s avisé·e·s auront peut-être remarqué que jusqu'à présent, je me suis abstenu de dire si je pense qu'un changement collectif radical a eu lieu grâce à FC ou au DAF. J'ai plutôt adopté le point de vue des participant·e·s à ces communautés, et j'ai cherché à savoir s'ils et elles avaient constaté que des changements intéressants avaient eu lieu pour eux et elles (ou dans leur entourage) grâce à ces réseaux.
Et moi, qu'est-ce que j'en pense ? Des changements collectifs radicaux ont-ils eu lieu ?
Il s'agit nécessairement d'une évaluation subjective : décider si le monde a « radicalement » changé dépend, par exemple, de la façon dont on voit le monde ; des relations de causalité qu'on imagine entre l'état de ce monde à un moment donné et les facteurs qui l'influencent ; et même des formes de changement que l'on peut désirer voir survenir !
Pour répondre à cette question, je m'appuierai sur mon expérience incarnée d'une personne qui a été présente et en interaction avec les deux communautés de FC et de DAF, et sur la « recherche-action à la première personne » que j'ai mise en oeuvre en prenant des notes dans mon journal sur ce que je vivais. Cela m'amènera à considérer comment ma façon de penser et de ressentir le changement collectif radical et la préfiguration a évolué au cours de cette recherche ; ce que j'ai désappris - s'il y a lieu - au cours de ce processus ; et comment cela s'est produit.
Ceci est un résumé du Chapitre 6 (avec quelques morceaux de la Conclusion, que je vous invite à aller voir pour plus de détails).
EN BREF :
- Pour moi, un projet préfiguratif (en ligne ou hors ligne) aura le potentiel de provoquer un changement collectif radical si deux conditions principales sont réunies : 1. ce projet fait partie d'un mycélium d'initiatives, adoptant une approche décoloniale pour aborder les 4 dénis constitutifs de la modernité-colonialité ; et 2. une communauté de discernement critique est cultivée pour nourrir ce mycélium.
- Pour évaluer si cela se produit, il faut s'éloigner des cadres d'analyse coloniaux modernes, qui sont basés sur la séparation et le dualisme, et adopter une approche décoloniale, qui est fondamentalement axée sur les relations, et au service de la vie.
- Mon sentiment-compréhension (senti-pensamiento) sur le thème du changement collectif radical a évolué grâce à un processus inachevé et sans fin de (dés)apprentissage - en d'autres termes, un processus de déconstruction et d'examen critique de mes propres connaissances et de ma propre compréhension, ainsi que de mes états affectifs, somatiques, et relationnels, en particulier ceux qui proviennent des cultures dominantes et de mes privilèges.
- Pour composter la « merde » culturelle qui s'est accumulée en chacun·e de nous et qui empêche tout changement profond, il faut faire face aux quatre dénis constitutifs de la modernité-colonialité, à savoir : le déni de la violence systémique, historique et permanente et de notre complicité à la destruction qui s'opère ; le déni des limites de la planète et de l'insoutenabilité de la modernité-colonialité ; le déni de l'enchevêtrement ; et le déni de l'ampleur et de la complexité des problèmes auxquels nous devons faire face ensemble.
- Le cercle D&D était un espace d'apprentissage social dans lequel mes co-participant·e·s et moi-même avons fait face au déni des préjudices et des injustices systémiques, et avons tenté de le composter.
- Des expériences psychédéliques m'ont aidé à faire face au déni de l'enchevêtrement dans lequel ma culture de séparation m'a élevé - car cette culture privilégie l'utilisation d'une boussole symbolique-catégorielle, obsédée par la connaissance, la création de sens, et le contrôle.
- J'ai constaté que le DAF offrait des groupes et des espaces qui examinaient chacun des quatre dénis de la modernité-colonialité - il y avait donc des facteurs potentiels de changement collectif radical dans ce réseau. Cependant, peu de participant·e·s ont pris part régulièrement à ces espaces, et ont intégré ces différentes pratiques ensemble. En particulier, tous les groupes n'ont pas centré la prise de conscience de l'injustice systémique et du préjudice historique.
- Au sein de FC, l'accent n'a pas été mis sur le changement des manières d'être des participant·e·s, sur la relationnalité, et sur la confrontation avec les dénis de la modernité et de la colonisation. Il y avait donc peu de potentiel pour un changement collectif radical.
- Pour que ce potentiel émerge et que le compostage ait lieu, il est nécessaire de mettre en place des structures et des processus qui favorisent l'appartenance et le discernement critique. Il s'agit notamment d'établir des liens de confiance et d'appartenance, de créer des espaces pour la transformation de conflits, d'encourager des formes émergentes de leadership, et de cultiverle discernement critique.
- Ces éléments ne semblent pas très présents dans FC. Certains étaient plus présents que d'autres dans le DAF.
- Comme aucune initiative (FC ou DAF) n'a abordé simultanément les 4 dénis de modernité, aucun changement collectif radical « effectif » ne semble avoir eu lieu à travers l'un ou l'autre de ces réseaux, selon ma définition.
1. (Dés)apprendre à créer le changement
Comme je l'ai mentionné précédemment, j'ai constaté qu'une approche décoloniale m'invitait à devenir plus conscient de la façon dont ma position sociale (y compris mon genre, mon orientation sexuelle, mon ethnicité, mon niveau d'éducation, ma nationalité, etc.) a influencé mon approche de la compréhension du changement radical - parmi beaucoup d'autres choses. En plus d'être doctorant, je suis blanc, occidental, cisgenre, hétérosexuel, masculin, valide, et anglophone quasi natif, autant d'éléments qui m'accordent beaucoup de pouvoir et de privilèges et qui conditionnent ma perspective.
Mon approche et ma définition du changement collectif radical ont évolué au fur et à mesure que je prenais conscience de la manière dont ma compréhension était conditionnée par de tels facteurs. Au début de mes recherches, mon approche (pragmatique) était qu'il existe certaines formes d'apprentissage social qui sont universellement utiles pour créer un changement positif dans le monde (et ce qu'il fallait, c'était découvrir ces formes d'apprentissage et les moyens de les répandre). Mais en m'intéressant de plus en plus à la critique décoloniale, j'ai commencé à comprendre que le désapprentissage était au moins aussi important que l'apprentissage social.
On peut définir le désapprentissage comme un processus de déconstruction et d'examen critique de la connaissance et de la compréhension, ainsi que des états affectifs, somatiques et relationnels, en particulier ceux qui proviennent des cultures dominantes et des privilèges. Pour les personnes plus privilégiées, le désapprentissage est également un engagement à renoncer à certains aspects de l'image de soi, à remettre en question ses présupposés, à déconstruire ses préjugés, et à faire preuve de solidarité d'une manière qui peut aller à l'encontre de ses intérêts matériels ou de sa réputation.
Au lieu d'un ensemble de « choses à apprendre pour créer le changement » universellement applicables, ce que je vais présenter ici est plutôt une théorie sur la façon dont un changement collectif radical pourrait se produire, en particulier dans le contexte de communautés relativement privilégiées comme FC ou le DAF.
Cette théorie est la suivante. Un projet préfiguratif (en ligne ou hors ligne) aura le potentiel de provoquer un changement collectif radical si deux conditions principales sont réunies :
- ce projet fait partie d'un mycélium d'initiatives orientées vers le changement, adoptant une approche décoloniale pour aborder les 4 dénis constitutifs de la modernité-colonialité ; et
- une communauté d'appartenance et de discernement critique est cultivée pour nourrir ce mycélium.
Ces conditions sont résumées dans le graphique ci-dessous.
Un mycélium de changement. Artiste : Yuyuan Ma
Examinons chacune de ces conditions !
2. Composter les dénis de la modernité
Les 4 dénis
Selon le collectif Gesturing Towards Decolonial Futures (GTDF), quatre dénis sont constitutifs de la modernité-colonialité (pour plus de détails sur ce que j'entends par modernité-colonialité, veuillez consulter le précédent résumé). Ces dénis représentent « ce que nous devons oublier (ou ce qu'on doit nous faire oublier) pour que nous croyions ce que la modernité/colonialité veut que nous croyions, et pour désirer ce que la modernité/colonialité veut que nous désirions » (Machado de Oliveira, 2021, p.51). En tant que telles, ces dénis « restreignent sévèrement notre capacité à percevoir, à établir des relations, et à imaginer d'autres possibilités » (ibid.). Ces dénis sont les suivants :
- « le déni de la violence systémique, historique, et permanente, et de notre complicité à la destruction qui s'opère (le fait que notre confort, nos garanties, et nos plaisirs sont subventionnés par l'expropriation et l'exploitation qui se passent ailleurs) ;
- « le déni des limites de la planète et de l'insoutenabilité de la modernité/colonialité (le fait que le métabolisme fini de la terre ne peut soutenir indéfiniment la croissance exponentielle, la consommation, l'extraction, l'exploitation et l'expropriation) ;
- « le déni de l'enchevêtrement (notre insistance à nous considérer comme séparé·e·s les un·e·s des autres et de la terre, plutôt qu'"enchevêtré·e·s" dans un métabolisme vivant plus large que nous, et qui est bio-intelligent) » ; et enfin,
- « le déni de l'ampleur et de la complexité des problèmes auxquels nous devons faire face ensemble (la tendance à rechercher des solutions simplistes qui nous font nous sentir bien, et qui peuvent s'attaquer aux symptômes, mais pas aux causes profondes, de notre situation complexe collective) ». (ibid.)
Je considère maintenant qu'à la racine de la situation socio-écologique actuelle, au niveau planétaire, il y a une manière d'être moderne et coloniale fondée sur la séparation (entre l'humanité et la « nature », entre différentes catégories de personnes classées selon des hiérarchies de valeur, etc.) et sur des dualismes qui limitent ce qu'il est possible de faire, de penser et d'être (esprit/corps, raison/émotion, homme/femme, etc.). Et cette façon d'être est maintenue en l'état par les 4 dénis ci-dessus. De ce point de vue, la création d'un changement collectif radical consiste avant tout à faire face à ces dénis - et à les composter.
Sur l'illustration ci-dessus, les 4 dénis apparaissent comme de gros paquets de déchets toxiques qui empoisonnent notre sol culturel et nous empêchent d'être, de sentir, et de penser différemment. J'utilise la métaphore d'un mycélium d'initiatives orientées vers le changement pour parler de projets et de groupes qui se concentrent sur la décomposition de ces matières toxiques et les transforment en nutriments - tout comme les champignons saprophytes, qui sont vitaux pour le monde vivant en tant que décomposeurs de matière organique et constructeurs du sol : ces champignons peuvent digérer les pesticides, les explosifs, le pétrole brut, les plastiques, les composants médicamenteux, et bien plus encore ! (et les humains peuvent s'associer à eux, dans un processus appelé mycorémédiation)
Lorsque le mycélium prospère, il se reproduit en produisant des champignons. Ces derniers dissémineront des spores qui seront transportées par le vent - ou d'autres moyens de communication - vers d'autres contextes sociaux. Ici, on peut imaginer que cela se produit lorsque des projets et des initiatives intéressants en inspirent d'autres ailleurs.
Mon expérience : Injustice et psychédéliques
Il me semble important de dire quelques mots sur ma propre expérience de sentir-penser (sentipensando) par rapport à ces quatre dénis, tels qu'ils se sont manifestés - et se manifestent encore - en moi. Pour reprendre les termes de V. Machado de Oliveira (2021, p.53), « la modernité est... plus rapide que la pensée elle-même, car elle structure notre inconscient » - je ne m'en débarrasserai donc pas de sitôt, car je n'ai qu'un contrôle limité sur mes manières d'être subconscientes. Mais avec l'aide d'autres personnes, je peux essayer de travailler sur ces schémas, et de les composter un peu plus chaque jour.
Je considère que mon engagement dans le Deep Adaptation Forum - et mon intention d'entreprendre cette recherche doctorale - sont le résultat de ma prise de conscience croissante du déni de la non-durabilité de nos sociétés, tel qu'il se manifeste partout, et de l'ampleur des défis actuels (voir l'introduction). Je crois que mon engagement sur ces questions m'a conduit à abandonner consciemment (ou à tenter d'abandonner) plusieurs croyances et autres structures mentales, au niveau cognitif - y compris des théories sur le développement durable que j'ai étudiées pendant mon cycle de Master, il y a plus de dix ans ; au niveau affectif - comme mes fantasmes de parvenir à « réparer le monde », ou mon évitement du sujet de la mort ; et au niveau relationnel - y compris le sentiment un peu flou que « quelqu'un d'autre nettoiera tout ce bazar ! »
Ce n'est que plus tard que j'ai commencé à aborder plus consciemment les deux autres refus.
Comme je l'ai écrit ailleurs (voir l'Annexe 5.2), c'est ma rencontre avec Nontokozo Sabic en 2020 qui m'a incité à renouer avec le sentiment viscéral d'injustice qui m'avait frappé lorsque, le premier jour de mon programme de Master en développement durable, j'avais appris que les pays les plus touchés par le changement climatique étaient ceux qui avaient le moins contribué à ce phénomène. Au cours des années suivantes, peut-être en raison de mon contexte social, j'ai perdu de vue cette injustice. Lorsque j'ai rejoint l'équipe centrale du DAF, début 2019, je n'ai pas remarqué que nos activités s'articulaient entièrement autour de l'effondrement du mode de vie dont jouissaient des personnes comme mes collègues et moi - des personnes de la classe moyenne du Nord global. Jusqu'à ce que je rencontre Nontokozo et que je ressente l'ampleur du traumatisme qu'elle avait subi, en tant que femme sud-africaine noire et autochtone, du fait des siècles de racisme, de colonialisme, d'hétéropatriarcat et d'exploitation qui ont accompagné la conquête violente du monde par les pays européens. Plus tard, elle et moi avons participé à la fondation du Cercle D&D, dont l'objectif était de réfléchir et d'aborder les questions d'oppression systémique au sein du DAF - c'est-à-dire d'aider un plus grand nombre d'entre nous, dans un réseau majoritairement blanc, occidental et de classe moyenne, à affronter le déni de la violence systémique, historique et continue et de notre complicité dans la destruction, qui a permis l'essor de la civilisation industrielle et a conduit au réchauffement climatique et à d'autres aspects de la catastrophe écologique planétaire.
Ce fut un travail très difficile (voir cet autre résumé), et Nontokozo a été une facilitatrice clé du désapprentissage pour le reste d'entre nous dans le cercle. Il est important de noter que nous avons davantage travaillé à composter la « merde » en nous-mêmes qu'à prendre des mesures pour changer les structures sociales et politiques existantes. Il est clair que ce n'est pas suffisant, mais cela peut peut-être être considéré comme un point de départ. Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que ce travail ait été (principalement) performatif et (uniquement) motivé par le désir de formes de « développement personnel » sans rapport avec la situation mondiale. Au contraire, je considère que ce processus de « compostage intérieur » est tout à fait pertinent pour relever les défis de notre époque, et qu'il constitue une prémisse nécessaire à toute action orientée vers l'extérieur - c'est-à-dire la remise en question des structures de pouvoir injustes construites sur les manières d'être nuisibles que nous incarnons, en tant qu'humains modernes. Il s'agit d'un élément fondamental de la tâche consistant à désapprendre ses privilèges.
Mon implication dans le cercle D&D a également été l'occasion pour moi de m'aventurer dans un territoire encore plus complexe, qui évoque les caractéristiques connectives du mycélium : le déni de mon propre enchevêtrement au sein de l'organisme planétaire - le quatrième déni constitutif de la modernité. Ce déni a été déclenché par une expérience psychédélique impliquant des champignons psychoactifs. Grâce à des discussions au sein du D&D, j'ai découvert le travail du collectif GTDF, et en particulier celui de l'universitaire Cash Ahenakew, membre de la nation autochtone Cree, qui m'a aidé à réfléchir à cette expérience. J'ai commencé à comprendre que j'avais été élevé dans une culture de la séparation, obsédée par la création de sens et le contrôle, et que le compostage de cette culture impliquerait d'abandonner le désir d'accumuler une connaissance totale (ainsi que le désir d'obtenir la certitude, la cohérence, le contrôle, l'autorité et la perception d'une autonomie illimitée) - motivé par ce qu'Ahenakew nomme la boussole symbolique-catégorielle - afin de pouvoir sentir plus pleinement la nature fondamentalement interconnectée de l'univers, et de notre place en son sein.
Ce n'est qu'en me débarrassant de cette habitude addictive que je pourrais commencer à réactiver ma boussole vitale, par laquelle je deviendrais plus accessible à la bio-intelligence de la planète vivante - ce métabolisme trop vaste pour être pleinement compris par l'intelligence humaine - et qui me pousserait à manifester une forme de responsabilité et de capacité à rendre des comptes « précédant la volonté », vers un enchevêtrement intégratif avec tout ce qui existe : « le bon, le mauvais, et le laid ».
Je sais qu'il s'agit pour moi d'un processus de désapprentissage cognitif, affectif et relationnel qui durera toute ma vie. J'ai décidé d'intégrer les psychédéliques - ainsi que la mycologie ! - en tant que pratique régulière dans ma vie, dans l'espoir de faciliter ce compostage, et de l'incarner davantage ; et j'essaie de le faire sans tomber dans l'habitude de simplement consommer des expériences, ce que notre culture moderne-coloniale nous incite à faire. Je recommande ce très bon article, par trois membres du collectif GTDF, pour des éclairages utiles à cet égard.
Mais assez parlé de moi ! Revenons à mes études de cas de FC et DAF. Ai-je assisté à la croissance d'un mycélium d'initiatives, face aux 4 dénis de la modernité, au sein de l'une ou l'autre de ces communautés ?
Composter la « merde » au sein de FC et du DAF
DAF
Le DAF a été fondé sur le principe que la société industrielle mondiale est fondamentalement insoutenable et que son effondrement est soit possible, soit inévitable, soit déjà en cours. Il s'agit d'une reconnaissance claire de deux des dénis ci-dessus : celui de l'insoutenabilité des systèmes sociaux et politiques actuels, et celui de l'ampleur de notre situation mondiale difficile.
En outre, comme je l'ai montré précédemment, le DAF met l'accent sur la nécessité de permettre et d'incarner des réponses aimantes - et donc de cultiver de nouvelles formes de relations - comme un moyen essentiel de faire face à cette situation difficile. Au sein du réseau, plusieurs communautés de pratique sont engagées dans le développement de modalités, telles que le Deep Relating ou le Deep Listening, qui invitent les participant·e·s à entrer en relation différemment les un·e·s avec les autres. D'autres, comme les groupes Earth Listening ou Wider Embraces, attirent davantage l'attention sur l'enchevêtrement personnel et collectif au sein de sphères d'être plus vastes, du planétaire au cosmique (voir le Chapitre 5). Enfin, les activités du cercle D&D et de sa communauté de pratique associée s'attaquent directement à l'oppression et à l'injustice systémiques. Il existe donc bel et bien des espaces et des groupes du DAF qui s'intéressent au déni de l'enchevêtrement (en compostant la philosophie de la séparation caractérisant la culture coloniale moderne) et au déni de la violence systémique, historique et permanente, et de notre complicité dans la destruction.
Génial ! Cela signifie-t-il qu'un changement collectif radical est en train de se produire grâce au DAF ? Pas si vite... C'est un peu plus compliqué que ça. Tout d'abord, seul un petit nombre de participant·e·s au DAF prend régulièrement part aux activités de groupes et d'espaces tels que Wider Embraces ou le cercle D&D - et encore moins de personnes (si elles le font) semblent prendre part à des pratiques qui se confrontent à tous les quatre dénis constitutifs de la modernité, ce qui signifie que de nombreux angles morts peuvent subsister. Par exemple, le fait de s'engager dans des pratiques axées sur la reconnexion et l'unité spirituelle sans se confronter au déni des préjudices systémiques et de l'injustice historique peut donner lieu à des formes d'« échappatoires spirituelles » (spiritual bypassing) sur ces questions. Cela souligne la nécessité pour le DAF d'encourager une reconnaissance plus large de la valeur de ces diverses modalités et groupes - et en particulier, de centrer la reconnaissance du préjudice historique et de l'injustice comme partie intégrante du discours de l'AR, ce qui, jusqu'à présent, ne fait que commencer (Annexe 5.4).
Néanmoins, j'ai le sentiment qu'il existe des facteurs potentiels de changement collectif radical au sein du DAF - mais le mycélium n'a pas encore évolué pleinement.
FairCoop
D'après mon observation du site web et des documents de FC, et mes conversations avec des participant·e·s, il semble que cette communauté ait principalement reconnu les limites de la planète, et donc la nécessité de formes radicalement nouvelles de politique et d'économie. Cependant, il y avait peu de signes d'une prise de conscience profonde de l'ampleur de la situation mondiale, de l'omniprésence des dommages systémiques et de l'héritage de la violence historique, ou de l'enchevêtrement ontologique de l'humanité dans un métabolisme planétaire plus large. Au contraire, une conclusion importante de cette étude de cas est qu'il y a eu peu de réflexivité au sein de la FC sur les « manières d'être » des participant·e·s, ou sur la qualité de leurs relations.
Donc, au regard du cadre présenté ci-dessus, il ne semble pas que FC ait montré un potentiel de changement collectif radical par le biais de ses activités.
Mais comme tout être vivant, les champignons ont besoin d'un environnement adéquat pour se développer et prospérer. Passons maintenant à la deuxième condition principale que je perçois comme essentielle pour qu'une communauté préfigurative ait le potentiel de créer un changement collectif radical...
3. Des communautés d'appartenance et de discernement critique
En théorie, rien n'empêche les individus ayant accès à l'internet ou à une bibliothèque publique raisonnablement bien fournie de commencer à affronter les dénis constitutifs de la modernité-colonialité. Mais en termes pratiques, étant donné l'ampleur et la difficulté du (dés)apprentissage que cela implique pour un être humain moyen socialisé dans la société moderne, je doute de la faisabilité d'approfondir ou de soutenir de tels efforts par soi-même - ou de la possibilité d'initier des projets pertinents - sans la compagnie de partenaires dédié·e·s au (dés)apprentissage. Quelles pourraient donc être les conditions minimales qui permettraient d'entreprendre un tel changement radical à un niveau collectif, dans le cadre d'initiatives préfiguratives ?
Mon expérience m'a amené à sentir-penser (sentipensar) qu'il est nécessaire de trouver un équilibre délicat entre créer de l'appartenance, de l'espace pour les conflits génératifs, un leadership émergent, et le développement d'un discernement critique pour qu'un écosystème communautaire émerge, et qu'un mycélium de changement puisse croître et prospérer. Cela fait référence aux arbres de l'illustration que j'ai montrée plus tôt : ces derniers vivent en symbiose avec les initiatives formant un mycélium qui décompose lentement les dénis de la modernité, décrits ci-dessus.
Examinons chacun de ces arbres...
Les quatre arbres de la communauté
Cultiver la confiance et le sentiment d'appartenance
Comment rester en relation avec quelqu'un qui ne semble pas vivre dans la même réalité que nous - ou qui nous énerve ? La question est d'autant plus complexe lorsque ces relations sont entretenues par des moyens électroniques, entre des personnes qui ne sont pas présentes dans le même contexte local... surtout lorsque les moyens de communication, en eux-mêmes, amplifient la polarisation politique et nous enferment dans des « réalités sur-mesure » - entre autres maux que j'ai décrits plus tôt.
Mes recherches m'ont amené à penser que les communautés en ligne peuvent procurer un sentiment de confiance et d'appartenance qui, en soi, contribue à réduire le stress et l'anxiété dans un monde de plus en plus chaotique et imprévisible.
C'est pourquoi j'estime qu'afin d'apporter un changement collectif radical au milieu de l'effondrement, par exemple en mettant en œuvre des approches décoloniales, les participant·e·s aux communautés préfiguratives doivent s'engager dans au moins trois efforts simultanés :
- Construire des relations fortes et une base solide de confiance mutuelle, ce qui tend à bien fonctionner au sein de petits groupes affinitaires, et cultiver une éthique du soin ;
- Établir des espaces d'apprentissage social et des communautés de pratique « suffisamment sûrs », dans lesquels les participant·e·s peuvent rester à la limite de leurs connaissances, et examiner de manière critique et discuter de ce qu'ils et elles voient se produire dans le monde en général ainsi que de leurs expériences personnelles et collectives, sans craindre de compromettre leurs relations ; et
- Développer leur capacité négative - c'est-à-dire leur capacité « de vivre avec et de tolérer l'ambiguïté et le paradoxe », « de tolérer l'anxiété et la peur, de rester dans l'incertitude » et ainsi « de s'engager de manière non défensive dans le changement, sans être submergés par la pression omniprésente de simplement réagir » (p.290)
Mes recherches m'ont amené à découvrir certaines pratiques qui ont un potentiel génératif à cet égard. Par exemple, le fait de prêter attention aux « points chauds » (hot spots) pendant les réunions peut aider à exprimer et à normaliser les tensions interpersonnelles et le mécontentement (Annexe 5.3). Le deep relating est un processus utile pour examiner les récits que nous reproduisons souvent inconsciemment dans notre façon de penser, et dans ce que nous disons ou faisons (Chapitre 5). Quant aux petits groupes affinitaires qui se réunissent régulièrement, tels que les « équipes microsolidaires », ils peuvent fonctionner comme des conteneurs utiles dans lesquels développer des relations solides, et où examiner de manière productive ce qui a réussi ou échoué.
S'aventurer dans le conflit
Il semble également nécessaire de développer des espaces permettant d'examiner et de résoudre les conflits de manière productive lorsqu'ils surviennent, afin de permettre l'émergence d'un apprentissage et d'une compréhension mutuels plus profonds - comme j'en ai fait l'expérience dans le cercle D&D.
Le conflit a été pour moi une source de souffrance et de difficultés au cours des cinq dernières années, mais aussi une source de croissance personnelle et de compréhension - pour moi et pour les groupes dont je faisais partie. Dans mon cas, j'ai été invité à désapprendre une grande partie de mon évitement du conflit, qui est une caractéristique de la culture de la suprématie blanche, et à examiner ma tendance à ignorer mes sentiments d'inconfort au sein d'un groupe ou d'une relation. Je suis d'accord avec Stephanie Steiner (2022, p. 273) qui affirme qu' « apprendre à s'engager dans le conflit de manière générative est une compétence importante pour se détacher de la matrice coloniale du pouvoir, et se réorienter vers des voies qui affirment la vie ».
Même s'il m'est toujours difficile de m'aventurer dans les conflits, je suis devenu plus apte à le faire. À cet égard, je sais l'utilité qu'ont eue les accords explicites conclus dans certains groupes dont je fais partie ou dont j'ai fait partie, reconnaissant que le conflit est un aspect normal de la vie, qui peut être une source de confiance mutuelle et de compréhension plus profondes lorsqu'il est exploré avec soin et respect.
Il est important de ne pas confondre les conflits interpersonnels et la violence institutionnelle. Cela étant, « ce que nous pratiquons au niveau interpersonnel est important, et fait partie de la manière dont nous parvenons à des changements structurels plus importants » (Steiner, 2022, p.276), comme l'ont noté d'autres chercheur·se·s-activistes tels qu'adrienne maree brown (2017). Pour moi, s'aventurer sur le terrain du conflit génératif est un pilier essentiel de la pratique préfigurative radicale.
Valoriser le leadership (distribué)
Pour qu'un mycélium d'initiatives axées sur le changement puisse se développer, une communauté ne doit pas être « sans leaders », mais « pleine de leaders » : le défi consiste à répartir la capacité à agir et à susciter l'enthousiasme et le soutien des autres participant·e·s, et non à la concentrer dans la figure d'un·e leader en particulier. Les personnes qui ont l'énergie et la capacité créative de commencer quelque chose de nouveau devraient pouvoir le faire, sans tomber dans des schémas de pouvoir (dire aux autres ce qu'ils doivent faire) - ou être perçues comme accumulant le pouvoir de manière injuste, et donc découragées de faire quoi que ce soit.
Dans le cadre de cette recherche, j'ai surmonté mon aversion pour le mot « leadership » en découvrant son importance. J'ai été témoin de manières génératives d'encourager l'auto-organisation et les efforts créatifs, et je sais donc que c'est possible - même si, encore une fois, sur le plan culturel, les personnes qui ont grandi dans des cultures coloniales modernes (habituées à ce qu'on leur dise ce qu'elles doivent faire, et à donner des ordres aux autres) ont beaucoup de choses à désapprendre. Certaines méthodologies et philosophies d'organisation, telles que la Sociocracie ou la méthode Prosocial, peuvent aider à certains égards ; mais il s'agit fondamentalement d'une question de changement culturel profond. Les citoyen·ne·s apprenant·e·s, ou les convocateur·ice·s de systèmes (voir ici), devraient être encouragé·e·s à se manifester afin d'aider l'ensemble de la communauté à (dés)apprendre de nouvelles façons d'être, de savoir et de faire.
Une forme de leadership qui semble particulièrement cruciale, notamment dans les contextes où les gens tentent de s'attaquer aux dénis de la modernité-colonialité, est celle dont font preuve les « facilitateur·ice·s clés », c'est-à-dire les personnes ayant une plus grande expérience d'une certaine culture ou d'une certaine pratique, qui incarnent le changement que les autres poursuivent. Leur présence semble essentielle pour que l'apprentissage (ou le désapprentissage) ait lieu.
Discernement critique
Enfin et surtout, l'instauration de la confiance et de l'appartenance, la prise en compte des conflits, et la promotion d'un leadership distribué sont autant d'éléments qui peuvent aider les participant·e·s d'une communauté à développer un discernement critique. C'est essentiel, étant donné que les formes décoloniales de changement consistent à déconstruire des manières inconscientes d'être, de savoir et de faire - nous devons être autoréflexif·ve·s et critiques quant à la manière dont nous reproduisons des schémas inutiles.
Lorsqu'il s'agit de créer des communautés de confiance et d'appartenance, par exemple, nous pouvons réfléchir à la manière de le faire sans reproduire la dynamique du « nous contre eux » ou les chambres d'écho (dans lesquelles on n'entend que des signaux renforçant ce en quoi l'on croit déjà). Si certain·e·s membres de la communauté commencent à penser différemment, doivent-ils et elles être exclu·e·s - ou leurs points de vue peuvent-ils aider d'autres à découvrir leurs propres angles morts ? Comment créer les conditions et les contenants permettant aux gens d'être authentiques et en désaccord sans que tout le monde ne panique, que le collectif ne se fragmente - ou qu'on en vienne à oublier notre profonde interdépendance mutuelle (c'est-à-dire notre enchevêtrement) ? Comment éviter de sombrer dans le « câlinage » mutuel incessant, et l'évitement des conflits ? Il s'agit là de domaines riches en (dés)apprentissages.
En ce qui concerne le conflit (comme l'expression de la colère et de la rage, mentionnée dans le dernier résumé), lorsqu'il est traité comme une friction ou une rencontre fertile, il peut aider à révéler l'exposition différente des personnes à l'injustice systémique et leur enchevêtrement avec différentes couches du métabolisme planétaire. Pour cette raison, il peut être une source de discernement critique. Mais lorsque les conditions ne permettent pas à ces conversations d'avoir lieu, et lorsque les gens ne sont pas disposés à « rester assis dans le feu », les communautés se désagrègent, et plus aucun apprentissage (ou de désapprentissage) ne peut avoir lieu (comme je pense que cela s'est produit avec FairCoop).
En ce qui concerne le leadership, il invite à un discernement personnel et collectif autour des questions de pouvoir et de privilège. Par exemple, une communauté peut se considérer comme « égalitaire », mais les membres les plus ancien·ne·s et les mieux connecté·e·s auront beaucoup plus de facilité à imposer leur point de vue et à lancer de nouveaux projets que les nouveaux·elles venu·e·s, qui ne connaissent pas encore les codes ou ne savent pas où exprimer leur point de vue. Et il est plus facile d'agir quand on vient d'un milieu socioculturel qui nous a donné plus de confiance en nous et un sentiment de légitimité. Comment faciliter la tâche de celles et ceux qui ne bénéficient d'aucun de ces avantages ?
Il y a probablement d'autres arbres dans ce bosquet qui travaillent en symbiose pour aider à composter les 4 dénis de la modernité - mais pour l'instant, ce sont ceux-là que j'ai repérés. Dans quelle mesure étaient-ils présents dans FC et DAF ?
Les écosystèmes communautaires de FC et du DAF
Selon ce que j'ai écrit auparavant, il semble que FC n'ait pas créé suffisamment d'espace pour cultiver le discernement critique, par exemple en ce qui concerne les risques d'exposition à des systèmes financiers spéculatifs, ou les questions liées au maintien de deux valeurs différentes pour la monnaie Faircoin en dépit de l'effondrement du marché des crypto-monnaies. En outre, lorsqu'un conflit grave a éclaté, il n'existait aucune capacité de transformation des conflits et d'apprentissage mutuel. Et bien qu'un certain nombre de projets audacieux aient été lancés au sein de FC, il semble que la notion de leadership soit restée principalement confondue avec le rôle du fondateur de FC, et que la communauté ne disposait ni des structures ni des normes et valeurs qui auraient permis au leadership d'être mieux distribué et reconnu de manière plus équitable. Il n'est donc pas surprenant qu'aucun mycélium d'initiatives radicales axées sur le changement n'ait été autorisé à se développer au sein de FC.
Dans le cas du DAF, la communauté a été fondée sur le postulat que l'effondrement de la société industrielle était en cours, et que cette réalité était largement méconnue. Dès le début, le discernement critique a été cultivé à l'égard des diverses formes de déni, et de l'influence néfaste d'idéologies reproduites inconsciemment, était donc un thème important au sein du DAF, comme l'illustre la méthodologie du Deep Relating. Cette attention s'est également manifestée à plusieurs reprises dans les dialogues stratégiques organisés régulièrement au sein du réseau, afin de faire le point sur les activités en cours et de décider de nouvelles stratégies.
Cependant, probablement en raison de la culture dominante dont est issu le DAF, les conversations critiques et difficiles n'ont pas toujours été les bienvenues. Par exemple, des discussions sur la question de savoir si un grand groupe Facebook dédié à la discussion sur l'effondrement était effectivement utile et pertinent, compte tenu de la nature délicate du sujet et de la difficulté d'engager un véritable dialogue sur un tel outil, ont parfois été interrompues. Par ailleurs, très peu de discussions visant à rapprocher les points de vue et à mieux comprendre collectivement le monde ont eu lieu sur le thème du Covid-19 et de ses politiques publiques, malgré les profondes controverses qui ont eu lieu à cet égard de par le monde. En outre, en tant que participant au cercle D&D, j'ai été déçu par le nombre relativement faible de participant·e·s manifestant un intérêt et une volonté de s'engager de manière critique sur les thèmes de l'antiracisme ou de l'oppression systémique en général. Dans l'ensemble, il n'est peut-être pas injuste de dire qu'une culture exagérément portée sur la « gentillesse » et la « sollicitude mutuelle » est restée très (voire trop) présente dans la plupart des groupes du DAF. Bien que cela ait pu favoriser un sentiment d'appartenance et de sécurité émotionnelle, cela a probablement empêché l'émergence d'un discernement plus collectif et, par conséquent, la confrontation plus complète des dénis constitutifs de la modernité par le biais d'initiatives mycéliennes liées au changement.
En ce qui concerne la transformation des conflits, l'apprentissage social s'est fait au fil du temps dans certains groupes dont je faisais partie, en particulier le cercle D&D. En conséquence, je me sens mieux équipé pour faire face à des situations conflictuelles. Mais il m'a été plus difficile d'évaluer dans quelle mesure cela s'est produit ailleurs dans la communauté.
Enfin, une culture de la collaboration en petites équipes s'est lentement répandue dans le DAF (voir cette autre synthèse), et la communauté a cessé de s'appuyer sur un leader unique depuis que le fondateur du DAF, Jem Bendell, s'est retiré de ses responsabilités en septembre 2020. Il s'agit là de signes encourageants, qui témoignent de l'adoption de formes distribuées de leadership. Mais il reste à voir comment les choses évolueront maintenant que l'équipe centrale du DAF a été dissoute en 2023, conduisant à un nouveau modèle de gouvernance sociocratique.
4. Et le changement radical réel, alors ?
Dans les sections précédentes, j'ai décrit les deux conditions principales que je considère comme essentielles pour qu'un projet ait le potentiel de créer un changement collectif radical :
- Ce projet doit faire partie d'un mycélium d'initiatives orientées vers le changement, adoptant une approche décoloniale pour aborder les 4 dénis constitutifs de la modernité-colonialité ; et
- Une communauté d'appartenance et de discernement critique doit être cultivée pour nourrir ce mycélium.
J'ai montré que ni FC ni DAF ne semblaient avoir de projets formant un tel mycélium d'initiatives - bien qu'ensemble, les groupes et espaces du DAF aient abordé les 4 dénis de la modernité, d'une manière quelque peu fragmentée et partielle. En ce qui concerne la deuxième condition, les « quatre arbres » étaient plus présents dans le DAF que dans FC. Ainsi, dans l'ensemble, DAF a montré un plus grand potentiel pour générer un changement collectif radical que FC - mais aucune de ces communautés n'a donné lieu à un tel changement de manière effective, selon ma définition, au moment de cette recherche.
Imaginons maintenant le cas d'une communauté dans laquelle ces deux conditions sont remplies. Comment évaluer si ce changement potentiel est devenu, ou est en train de devenir, un changement collectif radical réel ou effectif ?
Ma théorie actuelle est que le changement collectif radical impliquerait que des personnes se confrontent aux quatre dénis de la modernité, et qu'en conséquence, elles fassent l'expérience de profondes réorientations dans leurs vies (et celles des autres) - loin de l'habitude d'être qui caractérise la modernité-colonialité.
Qu'est-ce que j'entends par des « réorientations profondes » ? Et comment peut-on les évaluer ?
Puisque je considère qu'un changement collectif radical implique, avant tout, une pleine reconnaissance des quatre dénis de la modernité, je considérerais une « réorientation profonde » comme impliquant des changements dans la vie des gens qui sont mis en œuvre à la suite de cette prise de conscience, et qui sont perçus comme transformateurs par la personne. Et pour être collectifs, ces changements devraient impliquer plus qu'un individu - ils auraient probablement une nature collaborative.
Cependant, comme la modernité est plus rapide que la pensée elle-même, il est inévitable que nos désirs incluent le besoin d'avoir « l'air bien », de « se sentir bien », et d'« aller de l'avant » (Machado de Oliveira, 2021, p.113). Comment évaluer alors si ces changements sont simplement performatifs, symboliques, et transactionnels, ou s'ils constituent plutôt un changement collectif radical ?
Je soupçonne que cela nécessite une évaluation critique et mutuelle permanente, qui devrait au moins mener à examiner :
- Comment une personne (ré)oriente sa vie suite à sa décision de faire face aux dénis de la modernité-colonialité ;
- Quels sont les résultats observés de cette (ré)orientation - sur la personne et sur les autres ;
- Quels récits sont présents pour cette personne lorsqu'elle met en œuvre ces (ré)orientations (comment elle interprète ce qu'elle fait) ; et
- À quel point elle est critique à l'égard de ces récits, et sceptique à l'égard de ses propres investissements et désirs subconscients.
En d'autres termes, tout ce que l'on fait avec l'intention explicite d'aborder un ou plusieurs des dénis de la modernité-colonialité pourrait être performatif ou constituer un changement collectif radical, selon la manière et la raison pour lesquelles on le fait. Cela dépendrait de la rigueur intellectuelle et relationnelle apportée à cette initiative - et donc, des impacts matériels, affectifs et relationnels qu'elle crée.
Je suppose que plus l'attachement à l'autocritique est fort, plus ces (ré)orientations sont susceptibles de constituer un changement collectif radical. Du point de vue de la recherche, la méthodologie d'apprentissage social de Wenger-Trayner que j'ai utilisée dans Chapitre 5 a été utile pour évaluer les trois premiers aspects énumérés ci-dessus, mais n'a pas permis de mettre l'accent sur le quatrième. Les processus de groupe d'enquête coopérative visant à soutenir la capacité d'humilité critique pourraient être particulièrement utiles pour remettre en question « l'auto-illusion, l'évitement, ou le déni », dans un esprit d'attention et de compassion mutuelles.
Ce n'est qu'une supposition pour l'instant, car je n'ai pas été en mesure d'évaluer des formes réelles de changement collectif radical au cours de ce projet de doctorat. Voilà de quoi alimenter des recherches futures !
Voilà, c'est tout... Je pense que c'est le dernier résumé que j'écrirai pour l'instant. Si vous souhaitez un récapitulatif des principaux résultats de cette recherche, un résumé des questions non explorées dans cette recherche, et une belle citation du chef Ninawa Huni Kui, veuillez consulter mon chapitre Conclusion (en anglais, désolé) - il est beaucoup plus court que les autres chapitres de ma thèse, je vous le promets ! Et, je l'espère, plus lisible aussi.