- Introduction : Plantons le décor
- Outils d'émancipation ou d'aliénation ?
- Mon approche de la recherche
- Apprendre de nos échecs : Les leçons de FairCoop
- Introduction au Deep Adaptation Forum (DAF)
- Le Diversity & Decolonising Circle
- L'équipe de recherche
- Le paysage du DAF : Cultiver la relationnalité
- Considérer le DAF d'un point de vue décolonial
- Le changement collectif radical
Apprendre de nos échecs : Des leçons de FairCoop
(un résumé)
Je résume ici les résultats du processus de recherche qui a eu lieu dans la première communauté en ligne que j'ai commencé à étudier : FairCoop. Comme je le montrerai, cette communauté a connu un certain succès pendant quelques années en fédérant des groupes locaux dans le monde entier - principalement en Europe - dans le but de construire un système économique alternatif de base et un « commun post-capitaliste », en s'appuyant en grande partie sur une crypto-monnaie innovante et écologique appelée Faircoin. Cependant, elle a ensuite été secouée par des conflits très destructeurs, qui ont interrompu l'apprentissage social en cours et ont conduit à la quasi-rupture de cette communauté.
Que s'est-il passé ? Et que peut-on apprendre de cette histoire ?
EN BREF
- FairCoop (FC) est (ou était) une organisation et un réseau reliant une communauté préfigurative, en ligne et hors ligne, afin de créer un écosystème alternatif post-capitaliste basé sur des valeurs coopératives et de changement social radical. Pendant quelques années, FC a réussi à fédérer des groupes locaux dans le monde entier, principalement en Europe, autour de cet objectif. Un outil ou projet important développé au sein de FC pour atteindre cet objectif a été Faircoin, une crypto-monnaie écologique et communautaire.
- Au cours de mes recherches, j'ai constaté que la communauté était en état de crise, en raison d'un conflit profondément enraciné et de difficultés financières. J'ai donc invité 15 participant·e·s de FC à examiner avec moi la source de ces problèmes, pour réfléchir à ce qu'ils et elles avaient appris de leur expérience, et aux leçons que d'autres projets similaires pourraient tirer de cette étude de cas.
- Un premier groupe de problèmes concernait les objectifs et la stratégie de FC. En utilisant Faircoin, la communauté a tenté simultanément de « hacker » les marchés financiers mondiaux pour extraire des ressources financières susceptibles d'alimenter une économie alternative de base - et d'encourager une plus grande entraide au niveau local, ainsi qu'une « économie circulaire » florissante. Différentes parties prenantes du réseau ont privilégié l'un de ces objectifs par rapport à l'autre ; et finalement, en raison d'un effondrement de la valeur de Faircoin et d'une gouvernance paralysée, la tension entre ces deux objectifs a débouché sur un énorme conflit qui n'a pas été résolu.
- Outre les questions de stratégie, les « façons de faire » au sein de FC étaient problématiques. Il s'agit notamment de la manière dont le pouvoir était réparti au sein de la communauté, au profit de quelques-un·e·s (par une forme de tyrannie de l'absence de structure, et une dynamique de pouvoir oligarchique) ; de la manière dont les outils de communication entravaient la collaboration ou créaient du ressentiment ; et de la manière dont les membres étaient intégré·e·s dans la communauté.
- FC a également souffert de « manières d'être » problématiques, c'est-à-dire de la culture encouragée au sein de la communauté, et en particulier de la manière dont ses participant·e·s étaient en relation les un·e·s avec les autres. L'attention et la confiance mutuelles n'ont pas été suffisamment prises en compte, et peu de mesures ont été adoptées pour résoudre ou transformer les conflits.
- Dans l'ensemble, alors que les participant·e·s à cette recherche considéraient FairCoop comme ayant constitué un site d'apprentissage social riche, il semblerait que cette communauté n'ait pas réussi à pleinement réaliser son potentiel émancipateur, ou à centrer la réflexion critique aux niveaux personnel et collectif, ce qui aurait pu aider à impulser un « désapprentissage » des formes moins génératives d'organisation et de comportement.
Qu'est-ce que FairCoop ?
J'ai découvert FairCoop au plus fort de son succès, en 2017. À l'époque, cette communauté rassemblait des milliers de participant·e·s dans ses groupes de travail en ligne, et dans plus de 50 groupes locaux à travers le monde, axés sur la création d'un changement social « par la racine ».
Les missions clés de cette communauté, telles que présentées sur la page d'accueil de son site web, résonnaient avec mes opinions concernant le changement collectif radical que je croyais nécessaire au niveau mondial. En particulier, l'appel à une « révolution intégrale » m'a interpellé :
Une transformation profonde et globale de toutes les composantes de la société, y compris de ses valeurs et de sa structure. La nouvelle société autogérée sera fondée sur l'autonomie et l'abolition de toutes les formes de domination : l'État, le capitalisme, le patriarcat et toutes les autres formes qui affectent les relations humaines et avec l'environnement naturel. Des actions conscientes et stratégiques sont nécessaires pour démanteler les structures obsolètes et retrouver les valeurs et les qualités qui nous permettent de vivre en commun. Le point d'entrée le plus prometteur pour le changement collectif est un nouveau système économique. Il donnera aux gens la possibilité de sortir enfin du cercle vicieux de l'asservissement capitaliste et de ses effets secondaires, de trouver un espace pour de nouvelles idées sans frontières, et de rendre possible le passage à une vie saine en équilibre avec la nature.
Les autres principes énumérés sur cette page - la désobéissance, le coopérativisme ouvert, la décentralisation, et la démocratie sans État - me parlaient également. En effet, je pensais que le passage à un nouveau paradigme économique et politique, débarrassé des diverses formes de domination, était essentiel à la survie de l'humanité sur cette planète - et à la survie de millions d'autres espèces.
Un autre aspect de FairCoop qui m'intrigait, en raison de mon intérêt pour les systèmes d'échange alternatifs, était la crypto-monnaie FairCoin. Basée sur une infrastructure technique innovante de « preuve de coopération », cette monnaie électronique constituait la clé de voûte de la communauté FairCoop. Contrairement au Bitcoin et à son algorithme de preuve de travail énergivore, FairCoin a un impact environnemental négligeable, et a été conçu spécifiquement pour renforcer les communautés de manière équitable et décentralisée. Cela m'a semblé être une technologie révolutionnaire.
Mon intérêt pour FairCoop s'est approfondi pendant mon séjour à Athènes entre juillet 2018 et mars 2019. Pendant cette période, j'ai vécu dans le quartier d'Exarcheia, célèbre pour ses rebelles et ses anarchistes. De temps en temps, je visitais FairSpot, un magasin fonctionnant comme un lieu de rencontre pour les activistes de FairCoop s'occupant de divers groupes locaux en Grèce et à l'étranger, et dans lequel une variété de produits locaux pouvaient être achetés en faircoins. Ces rencontres ont donné un sens très concret aux termes du Manifeste de la révolution intégrale de FairCoop. J'ai également entendu des histoires inspirantes sur le courage du fondateur de FC, Enric Duran (« Robin des banques »), qui a dérobé un demi-million d'euros à des banques commerciales pour protester contre la corruption du système financier, investi tous ces fonds dans des projets coopératifs comme FairCoop, et est entré dans la clandestinité pour échapper au système judiciaire espagnol. Un documentaire lui a été consacré l'année dernière, et des articles ont été écrits dans Vice et ailleurs.
Inspiré et plein d'admiration, j'ai décidé de réaliser une étude de cas sur FairCoop dans le cadre de ma recherche sur le changement social radical.
Un projet ambitieux
FairCoop (FC) est un projet né en Catalogne en 2014. Il s'appuyait sur la longue et respectable tradition d'organisation coopérative et anarchiste de la région, et tirait sa force du mouvement anti-austérité du 15-M (Indignados) qui a été lancé dans le sillage de l'effondrement financier de 2008.
Voici comment FC se présentait sur son Wiki:
FairCoop est un mouvement mondial de personnes qui sont en train de mettre en place un écosystème socio-économique autogéré, coopératif, solidaire, écologique et autonome pour la transition vers des modèles alternatifs d'organisation basés sur la justice et l'équité... FairCoop soutient les valeurs des coopératives et met la plupart d'entre elles en pratique, mais FairCoop elle-même n'a pas de statut juridique, et va même au-delà des approches traditionnelles des coopératives. FairCoop présente également certaines caractéristiques d'une coopérative de plateforme (platform cooperative), mais va au-delà de cette définition en raison de la diversité de ses outils et de ses applications. Elle a les traits d'un mouvement populaire, mais comme elle est également alimentée au niveau mondial et qu'elle vise à créer un système alternatif et parallèle au système existant au lieu de changer le système lui-même, cette définition ne correspond pas non plus tout à fait à ce que l'on entend par là. Ce que FairCoop n'est absolument pas, c'est une ONG ou une entreprise, et elle n'est certainement pas à but lucratif. Par conséquent, FairCoop pourrait être définie par le terme encombrant de « mouvement d'écosystème coopératif alternatif » jusqu'à ce que nous trouvions une meilleure terminologie.
FC peut donc être considérée comme un réseau de coopératives, et/ou une organisation de base (grassroots organisation). Je la considère également comme une organisation de mouvement social, et comme un réseau rassemblant une communauté préfigurative de base, à la fois en ligne et hors ligne. Étant donné que ma question de recherche concerne la possibilité pour les réseaux en ligne de provoquer un changement collectif radical, je me suis uniquement concentré sur la composante en ligne de FC, et pas vraiment sur le fonctionnement de ses groupes locaux.
Qu'est-ce que j'entends par une « communauté préfigurative » ? Une communauté qui cherche à incarner (à préfigurer), dans son fonctionnement et dans sa quête de changement social, les formes de relations sociales, de prise de décision, de culture et d'expérience humaine que ses membres considèrent comme bénéfiques à terme pour l'ensemble de la société. Les deux études de cas que j'ai menées dans le cadre de mes recherches portent sur des communautés préfiguratives, même si, comme nous le verrons, les valeurs qu'elles incarnent sont très différentes.
Mais que faisaient les gens ou de quoi parlaient-ils et elles en se connectant aux groupes en ligne de FC ? En dehors des réunions de l'Assemblée générale, ces participant·e·s se sont concentré·e·s sur la construction d'un éventail impressionnant de sous-projets et d'outils reliés au sein d'un système économique décentralisé, et basés sur/autour de FairCoin. On y trouvait notamment FreedomCoop, une coopérative à l'échelle européenne fournissant aux individus une boîte à outils leur permettant de travailler à leur compte, indépendamment des banques ou des autorités publiques ; Bank of the Commons, une coopérative proposant des services bancaires et d'autres outils financiers répondant aux besoins de différents mouvements sociaux ; mais aussi FairMarket, une plateforme de vente en ligne sur lequel des biens et des services peuvaient être achetés et vendus en faircoins. Pour un aperçu complet de ces projets, voir le graphique ci-dessous.
Projets de FairCoop. Infographie réalisée par X. Balaguer Rasillo (2021)
Un objectif important de cet écosystème était la création d'une économie circulaire, définie par FC comme « une économie dans laquelle les participant·e·s sont capables de se trouver et d'échanger des produits et des services, sans avoir besoin de sortir de l'écosystème et d'utiliser l'euro ou une autre monnaie fiduciaire pour couvrir leurs besoins ». La coopération, l'équité et la durabilité constituaient les points centraux : cette économie visait à créer un changement social, en encourageant ses participant·e·s à prendre en compte des critères éthiques dans le choix de leurs collaborateur·ice·s et fournisseur·se·s, et à prêter attention aux différentes dimensions de la durabilité, y compris les conditions de travail, les droits de la personne, et les impacts environnementaux.
Le réseau s'est également développé pour réunir plusieurs dizaines de groupes (ou « nœuds ») locaux, constituant la base de FC, dans laquelle de fortes relations de confiance ont été cultivées au niveau local.
Une communauté en crise
Lors de mes visites à FairSpot, et en lisant les messages dans certains groupes Telegram de FC, j'ai pris conscience des tensions au sein de la communauté. Cependant, en tant que personne extérieure, je n'avais pas conscience de l'ampleur ou de la profondeur de ces tensions. Ce n'est qu'après avoir commencé plus sérieusement mes entretiens que j'ai réalisé que FC était bel et bien en état de crise. Si certaines personnes interrogées ont mis en avant les activités de certains groupes locaux et ont insisté sur le fait que certains projets clés nés de cette communauté - notamment FairCoin - étaient toujours en activité, la plupart d'entre elles ont estimé que l'activité globale était à son plus bas niveau. Pour certains, FC était simplement « en sommeil » ; pour d'autres, il s'agissait d'une « expérience ratée ».
Par conséquent, j'ai modifié mon approche. Au lieu d'essayer de mettre en place un groupe de recherche participatif, étudiant comment les gens apprennaient les un·e·s des autres au sein du réseau - il y avait très peu d'enthousiasme à l'idée de faire ça parmi mes contact, ce qui est bien compréhensible - j'ai décidé d'axer mon étude de FC sur la compréhension de ce qui n'a pas fonctionné. Pour ce faire, j'ai mené des entretiens avec 15 participant·e·s qui, pour la plupart, étaient impliqué·e·s depuis longtemps dans la communauté. Ces conversations m'ont permis de mieux comprendre certaines des raisons profondes de l'effondrement de FC, ce qui, je pense, sera utile à toute personne impliquée dans des groupes préfiguratifs similaires. Cela m'a aussi permis de me faire une idée des résultats positifs et négatifs importants que ces participant·e·s ont personnellement tirés de leur implication.
Dans ce qui suit, je résumerai ces informations, ainsi que les idées pratiques que j'en ai tirées. Tous ces résultats ont été partagés de manière itérative avec les participant·e·s qui ont bien voulu partager leur expérience avec moi, afin d'obtenir plus de commentaires et de clarifications de leur part. La plupart d'entre elles et eux étaient d'accord avec mon interprétation, bien qu'une personne ait trouvé mon résumé biaisé en faveur de l'un des groupes en conflit, en dépit de mes efforts pour fournir un compte-rendu équilibré. En effet, les conflits non résolus ont joué un rôle important dans les difficultés rencontrées par FC, comme nous le verrons !
Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ?
Objectifs et stratégie : Hacker les marchés, ou construire une économie alternative de base ?
Dès les premiers jours de FC, le Faircoin a été au cœur des activités du projet. Cette crypto-monnaie innovante, basée sur un algorithme de « preuve de coopération » écologique et démocratique, a permis de capter l'attention de nombreuses personnes, notamment dans les mois précédant le krach du Bitcoin de début 2018. L'importance de Faircoin était stratégique, dans la mesure où cette monnaie devait permettre d'accomplir deux objectifs stratégiques distincts :
- « hacker » les marchés financiers mondiaux, afin d'extraire des ressources financières qui pourraient être injectées dans une économie alternative de base ; et
- encourager plus d'entraide au niveau local, et permettre l'émergence d'une « économie circulaire » florissante.
La plupart des personnes interrogées considèraient que ces deux objectifs étaient souvent contradictoires. Le premier objectif consistait à coter FairCoin sur les marchés d'échange de cryptomonnaies, et à surfer sur le boom du Bitcoin pour canaliser des ressources vers la communauté, tandis que le second s'appuyait sur FairCoin pour faciliter les échanges entre les groupes et les producteur·ice·s locaux·les, par exemple via la plateforme en ligne FairMarket.
La poursuite simultanée de ces deux objectifs a permis de rassembler au sein de la FC des activistes venu·e·s de divers horizons, ainsi que différent·e·s producteur·ice·s de biens et de services. Cependant, ces différent·e·s participant·e·s ne semblent pas avoir tous partagé le même niveau d'enthousiasme et d'intérêt pour les deux volets de cette stratégie, ni avoir eu les connaissances économiques nécessaires pour comprendre pleinement les implications de la poursuite simultanée de ces deux objectifs.
Ces deux objectifs ont mené à une situation de double prix pour le Faircoin : le « prix du marché libre », qui fluctuait, et était déterminé par les plateformes d'échange de crypto-monnaies où le Faircoin était officiellement listé ; et le « prix d'assemblée », fixe, et décidé par l'Assemblée générale de FC pour garantir la participation des producteur·ice·s à l'écosystème de FC, afin qu'ils et elles soient en mesure d'échanger leurs faircoins en euros à tout moment. Le prix d'assemblée n'a cessé d'augmenter pour suivre celui du prix du marché, en plein essor... jusqu'au krach du Bitcoin, au début de 2018. Après le krach, le prix du marché de Faircoin a chuté pour ne plus représenter qu'une fraction du prix d'assemblée.
Cependant, le prix d'assemblée n'a pas été rabaissé. En conséquence, n'importe qui pouvait acheter des faircoins à très bas prix sur les plateformes d'échange de crypto-monnaies, et les dépenser sur FairMarket pour acheter des biens vendus en faircoins ; suite à quoi les commerçants demandaient de convertir ces faircoins en euros. Le volume des échanges a fini par complètement vider les réserves d'euros de FC. Tout à coup, plus personne ne pouvait être payé·e pour son travail au sein de Faircoop. Le conflit qui couvait déjà sur différents sujets (gouvernance, outils, etc.) a éclaté au grand jour, et a déchiré la communauté.
Selon moi, deux grandes leçons sont à tirer de ces évènements :
1. Il est très difficile (et peut-être impossible ?) pour une communauté de maintenir un bon équilibre et une bonne intégration entre la participation aux marchés financiers mondiaux, et le développement d'initiatives économiques locales - en particulier si cette communauté n'a pas mis en place de tampons pour se protéger contre les fluctuations qui affectent les marchés financiers ; et
2. Lorsque des participant·e·s ayant des perspectives idéologiques très différentes sont réuni·e·s dans un projet commun, il convient de s'assurer que tout le monde est sur la même longueur d'onde, pleinement informé·e et conscient·e des implications des décisions stratégiques qui sont prises.
Façons de faire
Par « façons de faire », j'entends principalement la façon dont les participant·e·s de FC se sont organisé·e·s, ont mené leurs projets, et pris des décisions.
Gouvernance
En termes de gouvernance, il semble que FC ait présenté des exemples de « tyrannie de l'absence de structure ». Alors que FC se voulait un projet et un réseau supposément non hiérarchiques et décentralisés, des dynamiques de pouvoir non reconnues étaient à l'œuvre. Ces schémas ont conféré une influence accrue aux participant·e·s qui s'étaient engagé·e·s dans FC depuis longtemps, et en particulier au fondateur Enric Duran, au détriment des autres. Cette situation, que beaucoup ont vécue comme une aliénation, a été aggravée par la règle selon laquelle aucune décision de l'Assemblée générale ne pouvait être adoptée (y compris les motions visant à annuler des décisions antérieures) tant qu'au moins une personne s'opposait à un tel renversement.
Le rôle d'Enric Duran m'a été décrit comme crucial - à la fois dans le lancement de FC et dans la mobilisation d'une grande énergie et participation collectives dans le projet, mais aussi dans les failles de la gouvernance de FC, qui n'était pas réellement participative. Les critiques ont porté sur la concentration du pouvoir en la personne de Duran, notamment en raison de sa gestion personnelle des fonds de FC et de son manque de transparence à cet égard ; sur le placement de ses ami·e·s et allié·e·s dans des rôles importants au sein de FC ; et sur le fait qu'il a pesé lourdement sur la manière dont des décisions stratégiques importantes ont été prises, notamment en ce qui concerne les outils et les méthodes de gestion de FC.
Cela dit, certaines personnes interrogées ont également estimé qu'il était trop facile de tout mettre sur le dos d'un seul individu, et que les échecs étaient bien plutôt collectifs.
Quelques leçons :
3. Des projets comme FC devraient s'assurer de mettre en place des structures claires pour reconnaître le rôle et la responsabilité des participant·e·s les plus influent·e·s, et des mécanismes solides pour tenir ces participant·e·s responsables devant les autres de leurs actions.
4. Les processus de prise de décision et de responsabilité doivent être régulièrement ouverts à la révision et à la discussion pour s'assurer qu'une diversité de voix puisse être entendue et incluse.
5. Des formes émergentes, épisodiques et distribuées de leadership pourraient être mieux reconnues et adoptées au sein des groupes horizontaux, pour que ces groupes évitent mieux de céder aux tendances à la bureaucratisation ou à l'oligarchie.
6. Les responsabilités cruciales, telles que la gestion des fonds d'un projet, ne doivent pas être concentrées entre les mains d'une seule personne - et si c'est le cas, une transparence maximale doit être exercée vis-à-vis du reste des participants au projet.
7. Pour plus d'efficacité, une assemblée générale peut être utilement complétée par des groupes de travail plus restreints qui seront chargés de prendre certaines décisions, tout en étant responsables en dernier ressort devant l'assemblée.
Les outils
En dehors des groupes locaux de FC, la coordination des activités du réseau et des projets connexes s'est largement déroulée en ligne, au moyen de groupes Telegram, y compris via de nombreux groupes ouverts à tous les nouveaux arrivants. L'utilisation de Telegram, très majoritairement au moyen de messages instantanés - y compris pour les assemblées du FC - semble avoir été une source de malentendus et de conflits accrus, et avoir entravé l'empathie mutuelle.
8. Les projets comme FC, qui impliquent la coordination d'activités pour le compte de participant·e·s géographiquement dispersé·e·s, devraient veiller à ne pas concentrer les principales communications sur un seul support, en particulier un support qui peut être aliénant pour certain·e·s. En particulier, l'organisation de visioconférences pourrait contribuer à compléter les supports textuels.
Un autre outil qui a suscité beaucoup de controverses au sein de FC est OCP, un système destiné à tabuler les contributions au projet, et à récompenser les contributeur·ice·s. Selon plusieurs personnes, la décision de financer et de développer cet outil n'a pas été prise démocratiquement ; il était trop coûteux ; son utilité était limitée ; et les gens pouvaient en profiter pour réclamer des récompenses sans contribuer véritablement au projet.
9. Les outils affectant l'ensemble de la gestion de projet devraient être adoptés aussi démocratiquement que possible, et les critiques constructives devraient être prises en compte pour améliorer le processus de prise de décision - en particulier lorsqu'il s'agit d'engager des coûts importants.
Les membres
L'ouverture des principaux groupes de gouvernance de FC a permis à de nouvelles personnes de rejoindre le projet à tout moment, et tenter de faire entendre leur voix. Cela a rendu le projet vulnérable aux trolls, mais a également créé des espoirs de participation qui ne pouvaient pas toujours être satisfaits, causant ainsi des perturbations et d'autres difficultés - en particulier pour le cas de nouvelles personnes ayant des normes, des valeurs, ou des objectifs différents de ceux des participant·e·s existant·e·s.
10. Les projets qui valorisent l'ouverture devraient s'assurer d'avoir des moyens pour incorporer correctement les nouveaux·lles participant·e·s, assurer l'alignement des normes et des valeurs, et filtrer les éléments nuisibles au projet
Manières d'être
Cette catégorie des « manières d'être » désigne la culture qui a été encouragée au sein de FC, et en particulier la manière dont les participant·e·s sont en relation les un·e·s avec les autres.
Les soins mutuels, la civilité et la confiance
En tant que communauté orientée vers l'action, FC semble avoir négligé les pratiques et les processus qui auraient permis d'instaurer la confiance, de favoriser une éthique de l'attention mutuelle, et de définir clairement des normes et des principes communs. Cela a apparemment aggravé les divisions et les conflits au sein du projet, et plusieurs participant·e·s ont connu un « burnout » de ce fait.
11. Les moyens de promouvoir et nourrir l'attention mutuelle sont importants pour instaurer la confiance et maintenir l'engagement et la cohésion dans un projet, en particulier lorsque l'on est confronté·e à des défis difficiles. Il faut y prendre cela très au sérieux, en particulier dans le cas des projets en ligne.
Conflit et factions
En raison des nombreux facteurs mentionnés ci-dessus, deux factions ont émergé au sein de FC, principalement centrées sur les questions de gouvernance et de gestion. Les conflits entre elles ont été violents, ce qui a conduit de nombreux participant·e·s à se désengager du projet.
Des efforts de médiation ont été entrepris, mais ils ont échoué, en grande partie, semble-t-il, en raison d'un manque de confiance dans le processus ou dans la neutralité et les intentions des médiateur·ice·s. Il semble également que certaines parties au conflit aient estimé que les efforts de médiation ne contribueraient pas à résoudre les problèmes plus profonds de gouvernance qu'elles percevaient.
12. Les processus de transformation des conflits et de médiation par des tierces parties communément approuvées doivent être convenus (ou au moins décrits) dès les premières étapes d'un projet. Lorsque les dynamiques de pouvoir sont une cause essentielle de l'éclatement d'un conflit, la médiation seule a peu de chances de réussir en l'absence de processus collectifs de délibération susceptibles de remettre en cause ces dynamiques.
Questions culturelles et linguistiques
Le fait que les principales conversations relatives à la gestion et à la gouvernance du FC aient eu lieu par messagerie instantanée en anglais semble avoir été perçu comme un obstacle à la participation des personnes qui n'étaient pas à l'aise pour lire ou écrire en anglais.
13. Les participant·e·s dont la langue maternelle n'est pas la langue dominante dans le projet doivent être soutenu·e·s et aidé·e·s à prendre part au projet du mieux possible (y compris via des outils ou pratiques de traduction et d'interprétation).
Récapitulons...
Dans l'ensemble, les participant·e·s à FC ne semblent pas avoir trouvé de moyens productifs d'explorer les modèles de comportement et les dynamiques interpersonnelles qui peuvent être préjudiciables aux efforts de collaboration. En conséquence, le tissu social de la communauté semble avoir été plutôt faible, d'autant plus que les contextes linguistiques et culturels étaient différents. Et lorsque le conflit a éclaté et s'est propagé, il n'y avait pas de structures et de pratiques qui auraient pu aider à le transformer en occasions d'apprentissage collectif et de changement fructueux.
En raison de ces difficultés, de nombreux·ses participant·e·s au projet ont connu un « burnout » et ont perdu des ami·e·s ou de l'argent. Heureusement, ils et elles m'ont confié que la participation à ce projet avait également été la source de nombreuses nouvelles amitiés, de projets et d'outils qui étaient encore utilisés au moment de la rédaction de cette thèse, tels que FairCoin. FC a également permis aux participant·e·s d'acquérir de nombreuses connaissances personnelles et collectives dans les domaines de la collaboration démocratique, de la construction de communautés et de la finance.
Pour moi, cela indique un vaste potentiel pour des projets préfiguratifs comme FC. Dans le cas de FC, une accumulation de problèmes interconnectés a finalement conduit à une perte significative d'énergie et à l'effondrement de la plupart des espaces d'apprentissage social dans le réseau ; mais il n'y a pas de raison que cela soit toujours le cas. En combinant des « manières de faire » plus favorables à une approche démocratique participative, des « manières d'être » favorisant la confiance, l'attention et la compréhension, et une orientation soutenue vers la réflexion critique aux niveaux personnel et collectif, je pense qu'une communauté en ligne peut devenir un lieu où l'on peut mettre en œuvre un changement collectif radical en tant que préfiguration d'un monde alternatif. Mais cela nécessite une attention consciente, collective et soutenue aux processus de désapprentissage, qui peuvent permettre aux gens de « composter » des formes d'organisation et de comportement inutiles. J'en parle davantage dans le Chapitre 6.
Mais d'abord, considérons une autre communauté, qui a accordé beaucoup plus d'attention aux « manières d'être » relationnelles dans le cadre de sa pratique préfigurative : le Deep Adaptation Forum.