1. Introduction : Plantons le décor
  2. Outils d'émancipation ou d'aliénation ?
  3. Mon approche de la recherche
  4. Apprendre de nos échecs : Les leçons de FairCoop
  5. Introduction au Deep Adaptation Forum (DAF)
  6. Le Diversity & Decolonising Circle
  7. L'équipe de recherche
  8. Le paysage du DAF : Cultiver la relationnalité
  9. Considérer le DAF d'un point de vue décolonial
  10. Le changement collectif radical

Outils d'émancipation ou d'aliénation ?

(un résumé)

Quand je leur ai présenté l'objet de ma recherche, qui vise à déterminer dans quelle mesure les réseaux en ligne peuvent devenir des forces de changement collectif radical, beaucoup de gens se sont montrés surpris d'apprendre que je n'étais pas du tout actif sur les principales plateformes de médias sociaux, telles que Facebook, Twitter, Instagram ou YouTube. Le fait est que je suis extrêmement méfiant à l'égard de ces technologies ! Je ne pense certainement pas qu'elles soient nécessairement une force de changement positif. En fait, il semble y avoir beaucoup plus de preuves du contraire.

Il y a beaucoup à dire sur ce sujet, et tout cela a été discuté en long et en large dans de nombreux livres et documentaires. Je me contenterai donc de résumer certains des aspects que je considère comme les plus préoccupants des technologies de l'information et de la communication (TIC)

Impacts sur les corps humains et autres qu'humains

Tout d'abord, l'impact physique des TIC sur la biosphère et sur les êtres humains est considérable, et ne cesse de croître. En 2019, l'utilisation des TIC à elle seule a causé environ 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et leur empreinte énergétique augmente d'environ 9 % par an. D'ici 2025, le secteur des technologies de l'information pourrait utiliser 20 % de toute l'électricité produite dans le monde et émettre jusqu'à 5,5 % des émissions mondiales de carbone. Et si les géants de la Big Tech tentent de se présenter comme soucieux de l'environnement, ils ne sont en fait pas du tout engagés dans la réduction des émissions provenant de leur chaîne de valeur, et n'agissent généralement que pour réduire une infime partie de leur empreinte carbonique. Par ailleurs, les technologies numériques de plus en plus sophistiquées nécessitent l'utilisation de métaux aux propriétés très spécifiques, qui deviennent de plus en plus rares et dont l'extraction est à l'origine de catastrophes environnementales et d'une exploitation extrême des travailleur·ses, y compris de nombreux enfants.

Ces matériaux sont aussi fréquemment impossibles à réutiliser : moins de 25 % de la masse totale d'un smartphone ou d'un ordinateur portable standard peut être recyclée, et seulement 5 % environ sont recyclés au final - quand ces appareils sont confiés à un programme de recyclage. Mais en 2019, seulement 17,4 % de tous les déchets électroniques dans le monde ont été effectivement collectés et recyclés, et on estime que la masse de nouveaux déchets électroniques générés par an aura doublé d'ici 2030 par rapport à 2014. Les substances toxiques contenues dans ces déchets sont très nocives pour les habitats, les personnes et la faune, et contribuent directement au réchauffement climatique. Enfin, à l'instar de l'extraction des minerais, l'assemblage et le recyclage des TIC impliquent une terrible exploitation des personnes.

Surcharge d'information, polarisation et apathie

En outre, les plateformes de médias sociaux grand public, et les dispositifs qui les rendent possibles, ont également de nombreux impacts sociaux et politiques néfastes, qui entravent l'apprentissage social et le changement génératif face à la situation difficile dans laquelle se trouve le monde.

Les appareils numériques et les médias sociaux sont rendus de plus en plus addictifs par leurs fabricants, afin de capter et d'extraire l'attention de leurs utilisateurs, comme une nouvelle forme de ressource, exploitée par le biais de la publicité ciblée – ce que l'on a appelé le “capitalisme de l'attention.” Cela a notamment des impacts dévastateurs sur la santé et le développement cérébral des jeunes.

Les plateformes numériques et leurs algorithmes visant à maximiser les revenus ont également été décriés pour leur impact sur le discours public, car ils ont encouragé la polarisation politique - qui est devenue effroyablement évidente lors de la pandémie de Covid-19. L'un des principaux moyens trouvés par les algorithmes de recommandation des médias sociaux pour garder « accros » leurs utilisateur·ices est de proposer des versions de plus en plus extrêmes de ce que l'utilisateur·ice lisait ou regardait, sans regard pour la crédibilité de la source du contenu, ce qui a favorisé la propagation des théories du complot. Un effet secondaire de cette prolifération de récits a été l'augmentation de la méfiance et du doute, ce qui affaiblit la capacité de prise de conscience et d'action collective, à l'avantage des structures de pouvoir établies.

En outre, cette consommation incessante de contenu numérique semble empêcher beaucoup d'entre nous d'entretenir des liens significatifs avec le monde au-delà de nos écrans, et donc de véritablement ressentir la gravité de la catastrophe sociale et écologique mondiale qui est en train de se produire – ce qui est probablement un autre obstacle à toute forme de changement collectif radical.

Selon le philosophe de la technologie L. M. Sacasas, et d'autres auteur·es, l'internet a généré une super-abondance d'informations qui a contribué à une fragmentation épistémique généralisée. Il suggère que les médias numériques ont mis fin à l'« âge du consensus » créé par la presse écrite et les médias de masse, et introduit des « domaines numériques incapables, de par leur nature et leur conception, de générer une expérience largement partagée de la réalité ». De même, Zygmunt Bauman parle d'un « déluge d'informations » caractéristique clé de la « modernité liquide » dans laquelle nous vivons, conduisant les gens à chercher à se protéger du niveau de plus en plus désorientant de bruit informationnel qui nous entoure, ce qui mène ainsi à un sens commun fracturé. En conséquence, pour Sharon Stein, « de nombreuses personnes sont de plus en plus enfermées dans leurs propres bulles de connaissance personnalisées... que l'on soit ou non d'accord pour dire que le consensus est un objectif souhaitable, il semble aujourd'hui de plus en plus impossible à atteindre. »

Voilà de toute évidence un problème supplémentaire, concernant la possibilité de faire face collectivement à notre situation sociale et écologique globale : Existe-t-il vraiment un moyen de sortir des bulles personnalisées dans lesquelles nous nous enfermons de plus en plus, et d'identifier un terrain d'entente suffisant pour qu'un dialogue constructif puisse avoir lieu ?

Non seulement les médias sociaux empêchent l'instauration d'un dialogue constructif entre des groupes ayant des visions différentes de la réalité, mais ils semblent encourager l'animosité, et la loyauté de chacun·e à l'égard de son propre groupe, ce qui crée beaucoup de sectarisme. En effet, les plateformes de médias sociaux amplifient les « guerres culturelles » en cours, car chaque utilisateur·ice est incité·e à toujours vouloir être perçu·e comme jouant pour la bonne “équipe” – ou du moins, une personne craindra d'être perçue comme jouant pour la mauvaise équipe. Cela favorise l'expression de discours de haine et la propagation de communications toxiques. Au Myanmar, Amnesty International a mis en évidence des preuves accablantes concernant le rôle de Facebook dans « l'amplification et la promotion de contenus incitant à la violence, à la haine et à la discrimination contre les Rohingyas », alimentant ainsi la campagne de nettoyage ethnique en cours.

La révolution ne sera pas tweetée

Enfin, bien que l'internet et les réseaux sociaux en ligne aient été encensés comme des outils améliorant la capacité des gens à prendre part à l'action collective au sein des mouvements sociaux, leur rôle réel dans la création de changements politiques est très incertain. Des études ont trouvé que les médias sociaux pourraient être “moins utiles en tant qu'outils de mobilisation qu'en tant qu'outils de marketing.” Plus inquiétant encore, des études ont montré que ces outils sont également extrêmement efficaces entre les mains des régimes autoritaires, qui peuvent les utiliser pour supprimer la liberté d'expression, affiner leurs techniques de surveillance et diffuser de la propagande.

En effet, la propagation des dispositifs numériques dans chaque espace de la vie quotidienne des gens a été accompagnée d'une augmentation correspondante de la collecte, du stockage et de l'analyse des big data, pour le compte d'entreprises privées et de bureaucraties publiques, qui établissent des partenariats à des fins de surveillance et de censure des communications, pratiquement sans aucun contrôle démocratique. Nous vivons aujourd'hui à l'ère de l'“autoritarisme numérique” (digital authoritarianism), dans laquelle les gouvernements parviennent à empêcher les mouvements sociaux d'atteindre une masse critique de soutien en semant le doute, la division ou le cynisme dans leurs rangs. C'est peut-être pour cette raison que l'utilité de la protestation semble avoir diminué en tant que moyen de changement politique. Et au sein des démocraties, les médias sociaux ont joué un rôle essentiel dans la montée au pouvoir de plusieurs régimes nationalistes et de personnalités populistes de droite, de l'Italie au Brésil, en passant par l'Inde ou les Philippines, et bien sûr aux États-Unis.

Pour couronner le tout, il a été démontré que les entreprises technologiques occidentales utilisent leur technologie pour exercer une domination politique, économique et sociale dans le monde entier, en particulier dans le Sud global, par le biais du colonialisme numérique – en maintenant d'autres pays dans un état de dépendance par la propriété de l'infrastructure numérique, la connaissance et le contrôle des moyens de calcul, ou en contrôlant les relations commerciales à travers la chaîne de production. Des entreprises comme Facebook ou des projets comme ChatGPT sous-traitent également l'horrible travail de signalisation et de filtrage des contenus inappropriés sur leurs plateformes à des ateliers de misère dans des pays où la main-d'œuvre est moins chère et les lois du travail plus souples, comme le Kenya ou l'Inde, où de nombreux·ses travailleur·ses souffrent de troubles de stress post-traumatique en raison de leur travail ingrat. Les entreprises basées aux États-Unis sont les principales responsables de ce domaine. Cependant, alors que d'autres pays – tels que la France, le Royaume-Uni ou l'Allemagne – contestent la domination des Big Tech de la Silicon-Valley et font pression pour l'adoption de lois antitrust, ils bâtissent simultanément leurs propres géants de la technologie.

Alors, pourquoi ne pas brûler tous ces appareils diaboliques ?

D'abord, parce que ça empesterait, et que ça créerait beaucoup de plastique fondu et très moche.

Mais c'est une bonne question : Les TIC semblent à bien des égards jouer un rôle déterminant dans les problèmes sociaux, politiques et écologiques de notre époque. Loin d'ouvrir la voie à une société plus durable, plus solidaire et plus démocratique, ces technologies sont destructrices, exploitantes, source de dépendance et de division, et constituent aussi des outils essentiels de contrôle et de répression.

Compte tenu de ce qui précède, je n'ai pas été surpris d'être confronté à l'incrédulité de nombreuses personnes lorsque je mentionnais mon intérêt pour le potentiel émancipateur des réseaux en ligne : “Tu crois vraiment que ces outils peuvent rendre le monde meilleur?” Et pourtant, si je n'avais pas eu confiance en l'existence de ce potentiel, je n'aurais pas entrepris cette recherche doctorale. Qu'est-ce qui m'a poussé à continuer ?

Une réponse simple est que je considère que c'est une grave erreur de réduire l'Internet – et les TIC dans leur ensemble – aux outils socialement et écologiquement nuisibles fournis par les méga-multinationales mentionnées ci-dessus. En effet, des milliers d'« hacktivistes » dans le monde entier développent et promeuvent depuis longtemps des logiciels libres qui offrent de puissantes alternatives aux médias sociaux traditionnels, et qui sont souvent orientés vers un changement collectif radical. Par exemple, les médias sociaux décentralisés rassemblés au sein du « Fediverse », comme Mastodon, ne transforment pas leurs utilisateur·ices en objets de surveillance et d'extraction de valeur. En ce qui me concerne, j'aime beaucoup la plateforme Mobilizon, créée par l'association française Framasoft, un pilier du mouvement des logiciels libres. Mobilizon se présente comme un “ outil émancipateur ” qui fournit une “ alternative éthique aux événements, groupes et pages Facebook, ” permettant aux gens de “ se rassembler, s'organiser et se mobiliser ” pour le changement social.

Ces plateformes rassemblent moins d'utilisateur·ices, en grande partie à cause de la difficulté de rivaliser avec les capacités financières des plateformes commerciales, qui peuvent se permettre d'embaucher des milliers de designers pour rendre leurs produits plus attrayants et plus addictifs. Pourtant, ces alternatives existent. Et malgré la domination des Big Tech qui nous exploitent, et les alliances qu'ils forgent avec des acteurs étatiques répressifs, j'ai confiance dans le fait que les « hacktivistes » trouveront toujours des moyens d'utiliser les moyens de communication en ligne pour fédérer l'énergie et les intentions des esprits et des cœurs rebelles dans le monde entier.

Pour le meilleur ou pour le pire, les appareils et les plateformes numériques font désormais partie de notre vie quotidienne. Je crois qu'il est possible pour les humains de construire des relations significatives en utilisant ces outils, de les transformer en « réseaux éducatifs » décentralisés envisagés par Ivan Illich, et de les utiliser comme une force pour un changement social génératif. Cependant, cela exige certainement que nous renoncions à notre naïveté, que nous continuions à perfectionner notre culture technologique et notre discernement critique, et que nous reconnaissions et traitions pleinement les nombreux aspects néfastes qui sont incarnés dans l'infrastructure matérielle même de l'internet. L'objectif de ma recherche a été d'étudier cette possibilité.

Dans le résumé suivant, j'expliquerai un peu plus en détail ma méthode de travail. Ensuite, je présenterai quelques résultats clés de ma recherche.